Julia avance parmi la foule qui l’enserre d’un cercle menaçant et où elle lit dans les regards une haine accusatrice, le silence est total mais lourd d’une menace latente, au bord d’un déchaînement qu’elle pressent d’une violence incontrôlable. Elle se revoit sept semaines plus tôt, solennellement accueillie par le Maire et le conseil municipal au grand complet, applaudie par la population sur le perron de la mairie. On lui avait ensuite fait visiter son cabinet et son nouveau logement, gracieusement mis à sa disposition. “Cela fait si longtemps que nous remuons ciel et terre pour avoir un médecin ! Soyez la bienvenue à Grosmont sur Gisaine”.

Les premiers jours avaient été consacrés à un travail sans relâche, salle d’attente pleine, gros et petits bobos, patients reconnaissants. Elle ne sortait que pour se rendre dans les commerces d’alimentation où lui étaient réservés sourires appuyés et amabilités d’usage. Au soir tombant elle rentrait chez elle, exténuée, avec un cabas chargé de victuailles qu’elle n’avait pu toutes payer malgré ses protestations,. “Un petit cadeau de bienvenue, il faut bien que vous goûtiez les spécialités du pays !”. Tout avait si bien commencé !

Mais un jour un vieil homme se présenta au cabinet médical. Il était fiévreux, tremblant et présentait d’étranges symptômes, apparemment inconnus de la médecine. Elle lui prescrit quelques médicaments dont elle espéra, sans certitude, les effets apaisants. Ses confrères ne surent apporter de réponses satisfaisantes aux questions qu’elle leur avait posées pour lui venir en aide et qui aurait pu permettre d’identifier le mal dont ce pauvre monsieur était accablé.

Sans l’oublier elle relativisa rapidement cet évènement car sa vie à Grosmont sur Gisaine vint à prendre un tour inattendu. 

A la fin des deux premières semaines d’un engagement total auprès des grosmontois Julia décida de s’offrir un bon repas au meilleur restaurant de la petite bourgade, doté d’une solide réputation gastronomique qui dépassait largement les limites du canton. C’est le jeune propriétaire de l’établissement qui décida de la conseiller et de la servir. Elle remarqua très vite que l’homme était affable, souriant et d’un physique plutôt à son goût. A la fin du repas il lui demanda la permission de s’assoir à sa table pour recueillir ses impressions et éventuelles critiques et elle accueillit cette proposition avec un grand sourire. Des commentaires élogieux on passa vite à d’autres sujets de conversation où le restaurateur se révéla plein d’humour et d’à propos et, de fil en aiguille et sans à peine s’en être aperçus, ils se retrouvèrent sur les berges de la Gisaine. La pleine lune se reflétait dans les eaux tourbillonnantes de la petite rivière. Ils se taisaient et écoutaient tous deux les bruits ténus de la nuit, un hululement lointain, un buisson frissonnant sous la brise, le chant continu du courant à leurs pieds. Elle se sentit envahie d’un délicieux frisson et n’opposa aucune résistance à son désir de saisir la main de cet homme, dont elle ne savait presque rien mais qui exerçait sur elle une imprévisible attirance. A ce geste il répondit en avançant son visage vers le sien jusqu’à ce que leurs lèvres s’effleurent, puis se pressent fortement. Ce fut un long baiser d’une douceur nouvelle, d’une vertige grisant, suivi d’une fougueuse étreinte et… d’une nuit ineffaçable. Julia et Thierry surent concilier leurs obligations professionnelles avec de fréquentes et intenses rencontres et ainsi naquit une histoire d’amour qui tomba sur les épaules de Julia comme une lumineuse avalanche.

Les jours passant les choses se compliquèrent au cabinet car d’autres cas de cette étrange maladie se déclaraient en nombre croissant. La jeune médecin restait désemparée devant une situation que personne, dans le milieu médical n’arrivait à cerner. Elle ne pouvait établir aucun diagnostic et n’avait d’autre choix que de renvoyer ses patients en leur prescrivant des expédients auxquels elle ne croyait guère et en leur prodiguant quelques paroles encourageantes.

Thierry la sentant préoccupée ne put malheureusement la rassurer, lui qui se disait bien informé des choses du pays. Une rumeur commençait à gonfler, la propagation du mal étant concomitante avec l’arrivée pourtant ardemment souhaitée du nouveau médecin, certaines langues malfaisantes n’hésitaient plus à établir un lien de cause à effet entre les deux évènements.

Pendant les jours suivants Julia lutta pied à pied contre un profond désespoir, seul son amour pour Thierry la maintint à flot.

C’est une journée d’automne un peu grise, le vent s’engouffre dans les rues étroites et soulève quelques feuilles rousses qui s’élèvent en spirales. La jeune femme a fermé son cabinet étrangement désert pour se rendre à une convocation du maire. Elle vient de traverser le pont où une brise mordante lui a fouetté le visage et la Gisaine, grossie par les pluies orageuses de ces derniers jours, roulait un flot boueux et agité. Elle débouche sur la place et la voici tout à coup devant cette foule mutique qui la surprend et semble lui demander des comptes. Le motif de cette hargne ne peut avoir qu’une cause mais elle ne peut y croire, elle s’est donnée corps et âme aux habitants de ce bourg, comment en sont-ils venus à se montrer aujourd’hui aussi hostiles ? Dans sa vie comme dans sa profession Julia s’efforce d’être rationnelle et comprend mal qu’autrui ne le soit pas. Ces gens ne réfléchissent-ils donc pas ? N’ont-ils point vu, au cours de ces semaines, à quel point elle s’était dévouée pour les soigner ? Ne savent-ils pas que deux évènements peuvent être simultanés sans être liés ? Comment tant de personnes ont-elles pu accorder du crédit à des accusations aussi absurdes ?

Bouleversée par toutes ces questions elle se rend compte qu’il lui sera désormais difficile de poursuivre l’exercice de la médecine dans ce maudit patelin car, il faut bien se l’avouer, en cet instant Julia abhorre Grosmont sur Gisaine. La haute stature de Thierry se distingue devant l’entrée de l’église qui, sur la place, fait face à la mairie et sa présence lui est d’un grand réconfort, elle se dirige vers lui et découvre peu à peu les crispations qui marquent son visage. Elle avance à pas lents et courts comme si tout mouvement brusque pouvait libérer une vague de violence, pour le moment contenue derrière ces visages encore taiseux mais affichant une hostilité manifeste; progressant dans la direction de celui qu’elle considère comme sa bouée de sauvetage elle voit qu’il est protégé par un cordon de gendarmes, Julia ne comprend pas mais leur présence la rassure et elle se range sous leur protection. Le restaurateur ne se tourne même pas vers elle et cette indifférence la glace, “N’approche pas !” lui dit-il sèchement sans la regarder. Sentant cet appui si cher se dérober, elle sombre dans un abîme de solitude, submergée d’amertume et de tristesse. Une voix s’élève soudain “Mort à l’empoisonneuse !”, un caillou vole par dessus les têtes et vient rebondir à ses pieds. Pour la première fois de son existence Julia est paralysée par la peur. Puis un autre cri plus inattendu fuse “A bas les amants maléfiques !”. Thierry est livide et lui parle sans se tourner vers elle, “Reste à distance et ne manifeste aucun intérêt pour moi, ils sont chauffés à blanc, ne les excitons pas plus ” La jeune médecin attend une explication. ” Les gendarmes ont décidé de me protéger, je passe pour ton complice et la faute est d’autant plus impardonnable que je suis né ici, ils sont venus briser la devanture de mon restaurant “. Les cris se multiplient, certes tout le village n’est pas là mais ils sont au moins une centaine à hurler. “Nous allons procéder à l’évacuation et vous escorter jusqu’à notre véhicule ” annonce la voix du capitaine de gendarmerie. Encadrés par les uniformes bleus, Julia et Thierry parviennent jusqu’au fourgon, garé à quelques mètres sur un côté de la place, sous les insultes et les menaces de mort.

Alors que dans le rétroviseur s’éloignent les poings levés, on n’entend plus que le ronronnement du moteur accompagnant le silence qui s’est installé dans l’habitacle. Julia sait qu’elle ne reviendra jamais à Grosmont sur Gisaine où elle a vécu les plus beaux et les pires moments de sa vie, celui qui aurait pu l’y retenir est à présent à ses côtés et vient de poser doucement une main sur son genou. Après cette frayeur ils laissent perdurer le silence, ils les pensent si fort qu’il est inutile de prononcer ces mots simples, plusieurs fois échangées dans un souffle pendant leurs brûlants ébats.

La route s’ouvre devant eux et ils ne remarquent pas la silhouette noire qui vient de la traverser pour s’enfoncer dans les taillis, un panier au bras et une serpe à la main.