Je l’ai sortie d’un tiroir et posée sur une table. Comme toujours mes yeux se voilent et les souvenirs ressurgissent plus aigus.
C’était avant.
Cette masse de terre, cette empreinte durcie, par le temps, me replongent dans ma lointaine enfance.
J’étais à l’école maternelle…
Mon école maternelle, une période de bonheur inoubliable.
Et cette main est ce qui reste de tous ces jours où j’étais insouciant.
Je revois l’école en briques rouges, le hall d’entrée décoré de peintures représentant une ronde des chansons de France.
Il débouchait sur une cour qu’aujourd’hui je trouverais banale. Point de jouets en plastique, de cage à poules, de toboggan. Mais c’était pour nous un paradis où nous pouvions rêver. Nous courions à loisir. L’automne nous ramassions les feuilles, les marrons. Nous coupions les tiges des feuilles qui nous servaient de « casse-têtes » et nous traquions, munis de ces armes de pacotille, les ennemis qui fuyaient en riant.
Et ma maîtresse, Michèle dont j’étais amoureux, qui savait si bien vocaliser les chansons, réciter des comptines, nous faire dessiner, nous faire malaxer la pâte à modeler, nous lire des livres, nous raconter des contes.
Cette main en argile où est gravée pour l’éternité ma main d’enfant est le seul souvenir matériel, restant de cette époque.
C’était avant.
Ma mère avait gardé précieusement cette relique. Quand elle est morte dans un accident de voiture avec mon père, un instant j’avais eu la tentation de mettre ce moulage dans son cercueil.
Pourquoi ne l’avais-je pas fait ?
C’était avant.
Quand je regarde le passé, plus que des regrets ce sont des remords qui m’étreignent. Ma vie s’est écoulée comme le sable d’un sablier. Aujourd’hui j’ai le remords de ne pas avoir mieux profité de mes parents quand ils étaient vivants, de ma vivacité de jeune adulte, de ma gloire de pouvoir faire un équilibre sur les mains, de ne pas avoir serré plus souvent la main d’Isabelle.
Je vois encore sa main posée sur la table de la brasserie où je l’avais invitée. L’instant où dominant ma timidité, j’avais posé ma main sur la sienne. Elle ne l’avait pas retirée …
C’était avant.
Puis il y a eu ce jour fatal.
Un jour, voulant couper avec une tronçonneuse, les branches d’un pauvre cerisier qui ne me demandait rien, la lame avait ripé et m’avait coupé la main droite.
Je ne me souviens pas des évènements qui suivirent. Je m’étais réveillé dans un lit d’hôpital, mon bras droit bandé. Le verdict du chirurgien avait été impitoyable : il n’y a plus rien à faire…
Où est maintenant ma main dont la seule trace est l’empreinte dans l’argile rouge ?
Elle a sûrement terminé dans l’incinérateur de l’hôpital…
Puis ce fut après.
Une pension d’invalidité qui ne remplace pas cette main.
Que peut faire un violoniste sans sa main ? Moi qui étais premier violon de l’Orchestre Philharmonique de Radio France…
Un bref espoir : le piano !
Mais comment jouer du piano avec seulement la main gauche ?
Bien sûr il existe des œuvres célèbres !
Tous les musiciens connaissent : le Concerto pour la main gauche en ré majeur de Maurice Ravel, un concerto pour piano et orchestre en un seul mouvement composé entre 1929 et 1931 et créé à Vienne le 5 janvier 1932 par son dédicataire, le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui a perdu son bras droit au cours de la Première Guerre mondiale.
Jamais je n’aurai le talent Paul Wittgenstein…
Et la galère de tous les jours pour réaliser tous ces gestes anodins pourtant indispensable ? Ces regards insoutenables de pitié dans les yeux de mon entourage.
Peu à peu c’est l’aigreur qui s’installe, qui devient finalement insupportable.
Isabelle me quitte…
L’alcool devint mon seul compagnon.
Une idée m’envahit même avec une seule main, il est possible d’abréger sa vie…
Ma décision est prise, je regarde une dernière fois le moulage de main, je vais retrouver ma main ! Peut-être que là-haut je vais la récupérer, être à nouveau tout entier ?
J’ouvre la fenêtre.
L’air vif de la rue me saute au visage, un instant, je recule, puis tout à coup cette vie que je peux plus supporter me revient à l’esprit. Sans hésitation je m’élance…
***
J’émerge du noir, c’est comme si je revivais un mauvais scénario !
Je comprends vite que je suis à nouveau dans un lit d’hôpital, mon corps me fait souffrir de toute part. Je me suis raté…
On m’expliquera plus tard qu’une voiture a amorti ma chute.
Un chirurgien me dit sans rire : vous êtes un sacré veinard !
Mais le veinard n’a plus qu’une idée : recommencer ! Dans mon lit, j’élabore différents scénarios pour le jour où je pourrais sortir. Je les élimine les uns après les autres, aucun n’est sûr à 100 %.
Il faut croire que tout n’est pas négatif : maintenant il y a Géraldine…
C’est une infirmière qui prend soin de moi. Elle m’appelle son malade préféré, je suis persuadé que c’est vrai.
Et aussi il y a le professeur Ackerman.
Un jour il est venu me voir et a examiné longuement mon moignon. Ce qu’il m’a dit ce jour-là n’arrête pas de trotter dans ma tête : s’il y a une main disponible, je peux tenter l’opération !
Deux lueurs dans l’océan de ma solitude.
***
Aujourd’hui est un grand jour, allongé sur un brancard, l’infirmier me conduit vers la salle d’opération. Le professeur Ackerman m’a dit hier : j’ai trouvé un donneur compatible. Êtes-vous d’accord ? Bien sûr il y a des risques !
Je n’ai pas hésité, sûr que je suis d’accord !
J’ai tout à gagner ! Même si l’opération échoue je me retrouve dans mon état actuel. Et si je décède ne l’ai-je pas souhaité ?
J’ai interrogé Géraldine, elle m’a dit qu’il ne fallait pas hésiter le professeur Ackerman fait des miracles.
***
J’ai l’habitude de me réveiller dans une chambre d’hôpital, mais cette fois-ci c’est différent ! Géraldine est penchée au-dessus de mon lit. Elle est radieuse. Pas de problème, l’opération a duré 27 heures, mais tout s’est bien passé.
Je soulève mon bras droit, il me semble anormalement lourd.
Le professeur Ackerman est venu à son tour avec tout son équipe. En souriant, il me dit :
- Nous avons fait notre boulot, à vous de jouer maintenant, notre main sera totalement à vous si vous suivez régulièrement votre traitement !
Recommandation inutile, je ne vais pas gâcher cette chance qui m’est offerte. Je le dois pour le professeur Ackerman, pour Géraldine, pour ce donneur anonyme, pour sa main qui est la seule chose vivante de lui qui reste sur cette terre. Quel paradoxe, la main, avec laquelle je suis né est morte, lui c’est l’inverse !
Pendant plus de deux années, ce fut dur, très dur, mais Géraldine était là pour me soutenir.
Aujourd’hui j’ose enfin…
Je sors mon violon, la boite est pleine de poussière. Je m’empare religieusement de l’instrument. Je le pose sur mon épaule gauche, j’empoigne l’archer, il glisse sur les cordes faisant revivre le violon…
Il va falloir retrouver la maestria d’autrefois.
Mais j’ai une dette envers la médecine.
Tous les jours je m’acharne !
***
Un jour je retrouve ma place l’Orchestre Philharmonique de Radio France…
Le public est silencieux, le chef d’orchestre lève sa baguette…
Le Concerto pour violon en ré majeur de Ludwig van Beethoven envahit la salle.
Je retrouve l’extase d’autrefois, mes yeux croisent le regard de Géraldine, je veux vivre !
J’ai plus qu’aimé. Cette histoire m’a beaucoup touché.
Plusieurs moments que je trouve très justes, justement poignants. Cette hésitation de laisser la main d’argile dans le cercueil de la mère défunte. Cette perte d’un membre mais aussi de la vie d’avant, celle d’un musicien.
Je pratique également la musique. Que ferais-je sans ma main ? Plus de piano, de flûte, de handpan. Seul perdre l’ouïe me ferait plus peur, peut-être plus encore que la vue. Je ne suis pas sûr que j’aurais le courage décrit dans cette histoire.
Je ne sais pas si cet écrit est totalement fictif, autobiographique, ou situé entre les deux, mais merci à toi Loki, pour avoir conté en mots cette histoire de perte, de deuil, de renaissance et de victoire certaine.
Et longue vie à Géraldine et Ackerman.
Merci, Tom Astral, je suis content que cette nouvelle t’ait plu !
L’histoire est totalement fictive, mais c’est inévitable, quelques éléments personnels s’y sont glissés.
Je suis parti de la photo et l’idée initiale a évolué au fur et à mesure de l’écriture.
Dans tes commentaires tu évoques les différents handicaps qui peuvent nous atteindre. En particulier être sourd ou aveugle ?
Les deux sont terribles, d’après les observations courantes contrairement à ce qu’on pourrait penser à priori les aveugles gardent une relative gaité alors les individus intégralement sourds sont taciturnes.
J’adore la première phrase, brève et qui ouvre si bien le récit. C’est presque dommage d’avoir lu le titre et vu l’image avant. Cette phrase engage vraiment à la lecture.
J’ai aimé le rythme un brin nostalgique des « C’était avant » qui précèdent le fatal « Puis, ce fut après ». Tout cela structure bien cette nouvelle à mon avis.
Ah ! un inévitable passage par l’hôpital, je ne m’y attendais pourtant pas ! Mais je trouve que c’est une bonne idée de trancher cette main. Oh ! une deuxième fois à l’hôpital et toujours avec cette bonne fée qui vient réveiller le « héros » !
J’ai aimé tremper encore une fois la madeleine dans cet univers sépia de nos cours d’école où l’on capturait les hannetons (oui, oui, il y en avait encore, et beaucoup !) qui tombaient des micocouliers.
Par contre, je n’ai pas vraiment compris que le personnage puisse avoir le remord de choses qu’il n’a pas faites : « le remords de ne pas avoir mieux profité de mes parents quand ils étaient vivants », … … de ne pas avoir serré plus souvent la main d’Isabelle ».
Un bon petit moment de lecture. Merci Loki.
Bonjour à tous .
Un texte qui nous fait passer de la pluie au beau temps , plein d’espoir .
Merci .
J’avoue Hermano que c’est la lecture de ta nouvelle :
Une histoire de mains
d’écrire sous une autre forme, l’histoire de l’empreinte d’une main dans un matière molle.
Que de merveilleux sujets, toutes ces traces du passé pour écrire des nouvelles ! Les empreintes de dinosaure dans des sédiments, les empreintes des roues d’une voiture ou de chaussures dans un enquête policière, celle d’un homme dans une caverne préhistorique, les traces de corps à Pompéi ,etc.
Très belle nouvelle, poignante, imaginative et pleine d’espoir. Bien sûr qu’en ces temps d’interrogation sur l’intelligence artificielle il faut croire en la technique lorsqu’elle est bien utilisée. J’en suis personnellement un “miraculé”.
Fin heureuse donc après le plongeon dans le désespoir d’une vie désertée par l’amour et par l’art et hantée par le remord des non-dit, que nous connaissons tous.
Côté écriture d’accord avec Hermano sur la structuration du récit : “C’était avant”, “Ce fut après”.
Une réussite.
Merci Chamans !
il faut croire en la technique lorsqu’elle est bien utilisée. J’en suis personnellement un “miraculé”.
Si la technique est celle que je pense, moi aussi je suis un polymiraculé… Et nous sommes nombreux dans ce cas !
Nous vivons une époque terrifiante, mais aussi merveilleuse.
C’est aussi merveilleux d’être l’auteur d’une nouvelle : j’avais le choix d’une fin sinistre, mais ayant gardé mon mon âme d’enfant j’ai choisi une fin heureuse !