Essai écrit librement d’après une histoire réelle

Hubert Kappler déguste un verre de Chianti. Une fois de plus il se réjouit d’avoir été nommé à Rome, il pourrait être en ce moment comme d’autres camarades SS sur le front de l’Est, combattre l’armée soviétique.

Il repense à son enfance à Stuttgart, à une enfance difficile, à ses parents laborieux. Aujourd’hui il serait au mieux électricien, mais plutôt en train de combattre comme simple soldat sur un des différents fronts que le Reich a ouvert en Europe. Sa chance a été de devenir membre du Parti ouvrier allemand national-socialiste.

Avec l’accession de Hitler au pouvoir, il a gravi de nombreux échelons.

En 1938, il est promu sous-lieutenant dans la Gestapo, capitaine à l’été 1939.

Quelle magnifique époque !

Évidemment quand il a été nommé ensuite en Pologne, cela a été plus dur.

Il a fait honneur à l’Allemagne et au führer en participant aux unités de police politique militarisées chargées de la liquidation systématique des opposants et des juifs. Sa montée se poursuit quand il est muté en Belgique, où il est affecté à de la mise en œuvre de la « solution finale », c’est-à-dire des rafles préalables à la déportation.

Hubert Kappler pousse un soupir, étend ses jambes, cueille une olive dans le saladier posé à côté de lui par un de ses domestiques. Le temps est magnifique, il a vécu en Pologne et en Belgique des périodes exaltantes, il ne regrette rien, mais il est quand même mieux sur cette terrasse de Rome. Et quel paysage sur les toits de la ville ! L’Italie est vraiment un beau pays, plus calme que la Pologne et la Belgique…

Il a eu vraiment de la chance ! Maîtrisant parfaitement l’italien, il a été promu officier de liaison auprès de Mussolini grâce à Reinhard Heydrich le SS-Obergruppenführer responsable de la « solution finale » et a été chargé du rôle de conseil de la police italienne.

Ah ! Mussolini quel pantin ! Hitler le manipule, à sa guise. Et l’armée italienne, et surtout la police italienne qu’il est chargé de gérer : quelle bande de guignols ! Ils font pâle figure à côté de l’armée allemande.

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Cela fait plus de 30 ans que Rodolico Verdachi est bijoutier dans la via del Portico d’Ottavia. Ce n’est pas une grande bijouterie, mais il a une clientèle fidèle, ce qui lui donne une certaine prospérité. Le père de Rodolico aussi était  bijoutier et il a appris le métier avec lui. Quand il est mort, il lui a succédé. Il est veuf depuis quelques années.

Avant la guerre, on disait heureux comme un juif à Rome.

Les premiers Juifs se sont installés à Rome au 2e siècle av. J.-C et leur nombre a augmenté au fil des siècles.

En 1555, le Pape Paul IV ordonna l’installation de tous les Juifs de Rome dans une zone du rione Sant’Angelo, entre le Portique d’Octavie et la rive du Tibre. L’endroit, clos par des murs, dotés de portes fermées du crépuscule à l’aube, est rapidement baptisé « ghetto », à l’instar de celui de Venise. Par la suite différents Papes ont agrandi le « ghetto ».

Pour Rodolico Verdachi le premier bouleversement fut l’arrivée au pouvoir des fascistes en Italie. L’antisémitisme latent devint plus important, mais restait supportable.

Bientôt de plus en plus de Juifs arrivaient de l’étranger et venaient se réfugier en Italie, certains dans le rione Sant’Angelo.

La guerre s’étendait en Europe et dans le monde. L’idéologie d’Hitler et sa haine inexpliquée des Juifs se généralisaient dans les pays occupés par les nazis.

Rodolico Verdachi comme tous les Juifs de Rome et d’Italie sent croitre la bête immonde…

 

 

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Le 24 septembre1943, alors qu’il est en train une partie de billard un de ses officiers entre précipitamment dans la salle.

Furieux il se retourne :

  • Tu ne vois pas que je joue ?
  • Pardon Obersturmbannführer, un télégramme secret et urgent de Heinrich Himmler !

Kappler arrache en colère la dépêche de la main de son subordonné.

À mesure qu’il lit le contenu du télégramme, il pâlit. Les ennuis arrivent ! Il était si tranquille…

Le télégramme secret est parfaitement explicite : « Tous les Juifs, sans distinction de nationalité, âge, sexe et condition devront être transférés en Allemagne où ils seront liquidés. Le succès de l’entreprise devra être assuré par l’effet de surprise ».

Kappler est contraint d’obéir.

Il réfléchit pendant trois jours avant d’exécuter les ordres.

Mais l’Obersturmbannführer, chef de la Gestapo, n’est pas qu’un SS impitoyable, c’est aussi un truand cupide.

Le 27 septembre 1943, Kappler convoque le rabbin Foà, chef de la communauté juive de Rome. Il le menace de la déportation de 200 juifs, sauf à verser dans les plus brefs délais une rançon de 50 kg d’or.

Le rabbin lui explique qu’il lui faut au moins une semaine pour réunir cette quantité d’or.

En sortant, désemparé, le rabbin s’adresse à un cardinal de ses amis pour intercéder auprès du Pape.

Pie XII ordonne aux services financiers du Saint-Siège de participer à la rançon. Deux semaines plus tard, trahissant la promesse faite au pape, Kappler ordonne une immense rafle.

***

L’aube du samedi 16 octobre 1943 restera pour Rodolico Verdachi le souvenir le plus monstrueux de sa vie. Il est insomniaque. Ne pouvant dormir il décide d’aller se promener dans la fraicheur de la nuit.

Il est à cinquante mètres de chez lui quand il perçoit dans les rues adjacentes un bruit de moteurs. Pas de doute, ce sont des camions. Puis il entend des bruits de bottes, des cris en allemand, des femmes qui hurlent. Il comprend instantanément, ce qu’il appréhendait depuis longtemps est en train de se produire : une rafle.

Il n’y a plus une minute à perdre ! Il court vers son immeuble et s’engage dans la cave. Il connaît le chemin pour fuir. Il l’a fait de nombreuses fois quand il était enfant. Dans le dédale des caves, il y a des passages pour aller d’un immeuble à l’autre, et ainsi arriver loin, de la via del Portico d’Ottavia.

Ce que ne savait pas Rodolico Verdachi c’est que l’aube du samedi 16 octobre 1943, avait été choisie spécialement, car fériée pour les Juifs.

365 hommes de la police allemande, sous les ordres de 14 officiers et sous-officiers effectuent la rafle dans les appartements de la communauté juive romaine. Que des Allemands, aucun Italien étant estimé digne de confiance pour effectuer cette tâche.

Une centaine d’hommes effectue la tâche à l’intérieur du ghetto et dans les voies adjacentes et d’autres dans les secteurs choisis par le commandement allemand, ailleurs dans la ville.

La Gestapo bloque d’abord les accès routiers, puis fait évacuer les édifices, un par un, en rassemblant leurs occupants dans la rue. Les vieux, les handicapés et les malades sont jetés sans ménagement hors de leurs habitations ; des enfants terrorisés s’accrochent aux jupes de leurs mamans et des femmes âgées implorent, en vain, pitié.

Le nombre de personnes raflées est de 1259. Nombreux sont ceux encore habillés pour la nuit. Ils sont chargés sur des camions militaires et transportés provisoirement au Collège militaire installé dans le Palais Salviati.

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Entre en scène dans cette douloureuse histoire, l’hôpital Fatebenefratelli.

Ce vieil hôpital qui occupe une bonne partie de cette bande de terre que les visiteurs de la vieille capitale italienne connaissent bien. En marchant le long du fleuve il est impossible de rater, l’île Tibérine, qui s’étire dans Rome depuis ses origines, lorsque les premiers habitants du Latium décidèrent d’en faire le cœur de la cité. Un choix logique, d’ailleurs : il était plus facile de bâtir deux petits ponts de chaque côté de l’île que de s’échiner à en construire un seul plus long ailleurs.

Le hasard veut que le lieu ait été associé aux épidémies. Au IIIe siècle avant notre ère, alors qu’une énième peste ravage les rues de Rome, c’est ainsi qu’on choisit l’île pour élever un temple à Esculape le dieu romain de la médecine.

Au cours des siècles on tenta de soigner plutôt mal que bien les victimes de la peste.

 Plus tard en 1585 les frères de Saint-Jean-de-Dieu, frères hospitaliers, choisirent de s’y installer pour fonder l’hôpital Fatebenefratelli.

Pendant plusieurs siècles, les moines médecins y remplirent la mission qu’ils s’étaient fixée : soulager les souffrances de leurs contemporains en général et des victimes des grandes épidémies en particulier – la peste.

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Rodolico Verdachi débarque dans un ensemble d’immeubles, loin de la via del Portico d’Ottavia.

Il entrouvre la porte de la cave où il est arrivé après son périple dans les souterrains de Rome. Il est haletant, la ville est sous tension, il ne peut se promener librement dans les rues, à tout moment il peut tomber sur une patrouille de SS.

Où se réfugier ?

Il pense à l’hôpital Fatebenefratelli à deux pas du ghetto accessible par le ponte Fabricio.

Il connaît son directeur : Giovanni Borromeo. Plusieurs fois il est venu à sa boutique pour acheter des montres et des bijoux.

Un sacré bonhomme ce Giovanni Borromeo !

Vétéran de la Grande Guerre et professeur de médecine renommé. Depuis la nomination de Benito Mussolini à la tête du pays en 1922, le praticien s’est toujours tenu à distance du pouvoir, au point de refuser deux propositions, certes séduisantes, mais conditionnées à son adhésion au parti fasciste. Ce choix courageux, qui aurait pu briser une carrière, l’amène à prendre la tête de l’hôpital de l’île Tibérine en 1934, pour l’excellente raison que l’établissement se moque comme d’une guigne, ou presque, du pouvoir mussolinien : établissement catholique, l’Ospitale Fatebenefratelli appartient à l’ordre espagnol des frères hospitaliers. Autrement dit, ce statut quasi extraterritorial lui permet de s’affranchir largement de la tutelle fasciste.

Depuis plusieurs années, Giovanni Borromeo soigne secrètement communistes et résistants. L’hôpital Fatebenefratelli est même la seule institution qui autorise encore les médecins juifs à exercer – le médecin juif Vittorio Emanuele Sacerdoti y travaille alors avec de faux papiers sous le nom de Vittorio Salviucci.

L’hôpital c’est la solution, mais impossible de le rejoindre en plein jour !

Rodolico Verdachi retourne dans la cave, où il se calfeutre en attendant la nuit…

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Trois heures du matin, c’est le moment !

Rodolico entre-ouvre la porte : la nuit est silencieuse.

Il se précipite ! Il retrouve les réflexes de progression quand il était soldat lors de son service militaire pourtant bien loin. La peur au ventre lui redonne une seconde jeunesse. Tous ses sens sont éveillés. Il avance de coin de rue en coin de rue.

Enfin il aperçoit grâce à la clarté de la lune le ponte Fabricio.

Il attend quelques minutes. Tout semble calme.

Dans un dernier effort, en faisant le moins de bruit possible, il traverse le pont. Essoufflé, il sonne à l’entrée de l’hôpital.

Quelques minutes plus tard, le portail s’ouvre ! On le fait renter comme s’il était attendu…

D’autres Juifs ont eu la même idée pour fuir la rafle !

***

Commence un enfumage qui restera dans les annales de la Seconde Guerre mondiale.

Giovanni Borromeo se doute bien que les SS vont vouloir perquisitionner son hôpital pour retrouver les Juifs qui ont échappé aux arrestations massives des habitants du ghetto.

Avec le médecin Vittorio Salviucci, ils inventent une terrible maladie épidémique : le syndrome K.

Les patients sont sévèrement touchés par une maladie que les médecins ne parviennent pas à diagnostiquer. Avec des symptômes graves : crampes, convulsions, tétanie, démence, paralysie… Pour les plus atteints, la fin passe par une lente et insupportable asphyxie qui rappelle beaucoup celle des tuberculeux. C’est par analogie avec cette maladie qu’ils décident de l’appeler syndrome K ! Une référence directe au bacille de Koch, responsable de la tuberculose.

 Pour noircir le tableau, cette maladie est très contagieuse, d’où la nécessité d’isoler les malades !

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Comme l’avait prévu Giovanni Borromeo, une compagnie de SS arrive et entoure l’hôpital.

Le directeur ouvre le portail et demande aux officiers de reculer. Une épidémie inconnue vient de se déclarer.

L’île est une cocotte-minute dont l’épidémie peut s’échapper à tout moment.

Pour enrayer la maladie, tous les malades ont été mis à l’isolement. L’idée est de créer une bulle sanitaire sur l’île Tibérine, pour que le syndrome K ne se répande pas davantage dans Rome.

Les Allemands, pourtant accompagnés de l’un de leurs médecins, ne se font guère prier pour tourner les talons, saisis de la frousse face à la perspective d’attraper une pareille saloperie. Hors de question d’aller jeter ne serait-ce qu’un œil derrière les grandes portes hermétiquement closes, au travers desquelles on entend clairement des toux déchirantes.

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Épilogue

Par la suite, à l’hôpital Fatebenefratelli, l’indication “syndrome K” sur les dossiers des patients permettait d’indiquer que la personne n’était pas du tout malade, mais juive.

Une bonne centaine de personnes furent sauvées en huit mois, d’octobre 1943 à la libération de Rome, les 4 et 5 juin 1944.

Mort en 1961, Giovanni Borromeo a été reconnu « Juste parmi les nations » en 2004 par le mémorial de Yad Vashem.