Robert Lavigne est un honnête citoyen.

Quand on le croise dans la rue, rien de lui n’attire particulièrement l’attention. La quarantaine, les traits réguliers, une taille que l’on peut qualifier de normale, des cheveux châtains qui commencent à déserter son crâne. En résumé comme il n’est ni laid ni beau, il passe inaperçu dans la foule. Sa tenue pourrait être excentrique, ce qui permettrait à l’œil de s’attarder et de s’en amuser. Sans l’être d’ailleurs, elle aurait pu avoir une particularité permettant à un badaud attablé à une terrasse de le remarquer, par exemple : une veste élimée, des chaussures mal assorties au costume, une couleur anormale de la veste, un foulard porté un jour de canicule, etc. Mais non ! Rien ! Rien dans l’allure de Robert Lavigne ne le distingue de ses concitoyens.

De même, si on s’intéresse à la vie de cet honnête homme, on ne relève pas de détails croustillants. Marié, deux enfants, employé de banque, il s’intègre parfaitement aux normes moyennes. Il est même fidèle à sa femme, malgré les tentations auxquelles il est confronté chaque jour : les clientes de sa banque et ses collègues féminines. Son salaire ne lui permet pas des dépenses dispendieuses qui mettraient un peu de piquant à sa description. Il déclare tous ses revenus et paie régulièrement ses impôts. D’ailleurs ce n’est pas un matamore, il n’oserait pas frauder, ne serait-ce que d’un centime ! Il n’a pas de dossier de surendettement à la banque de France. Il use du crédit avec parcimonie. Il lui arrive de jouer parfois au Loto ou au PMU. Inutile de préciser qu’il n’a jamais gagné de grosses sommes, qui permettraient de lui brosser un portrait moins insipide. Il prend régulièrement un mois de vacances chez ses beaux-parents qui possèdent une maison en Bretagne. Comme beaucoup de Français, il rêve de voyages exotiques qu’il ne réalisera sûrement jamais parce que, finalement, sa vie lui convient et qu’un changement supposerait une remise en cause de la routine de tous les jours dont il se plaint, mais qu’intérieurement il apprécie.

Vous voyez, le personnage est d’une insignifiance affligeante et correspond bien aux milliers de personnes que nous rencontrons quotidiennement. 

On aurait donc la tentation d’arrêter cette description, tellement banale, et de se tourner vers des « citoyens » plus typiques.

Cependant, on aurait tort, car son comportement est plus intéressant. Plus intéressant dans le sens, « qui présente de l’intérêt, qui est digne de capter l’attention » et non dans le sens, « qui éveille la sympathie, digne de considération », car nous l’allons voir Robert Lavigne n’est pas sympathique !

Certes à le fréquenter il n’est pas désagréable. D’ailleurs de nombreuses personnes lui ressemblant apprécient ses idées et son comportement.

C’est à ce niveau que nous entrons dans le vif du sujet.

Robert Lavigne est baptisé, marié à l’église, il a reçu une éducation chrétienne et il va régulièrement à la messe. On pourrait donc logiquement s’attendre à une attitude de compassion envers les autres. N’est-ce pas la voie prônée par Jésus ? Eh bien non ! Notre membre de l’église catholique et romaine est intolérant !

Il y a des gradations dans l’intolérance, mais en ce qui le concerne, on peut dire qu’il est pratiquement en haut de l’échelle.

Il est insensible.

La vue d’un SDF le révolte. Non pas parce qu’elle lui inspire de la pitié, mais parce qu’elle gêne l’honnête citoyen qu’il pense être. Son jugement est catégorique : l’homme qu’il voit faire la manche ou dormir sur un banc ne peut être qu’un fainéant. Il ne peut comprendre que l’alcool dont est imbibé le SDF est le seul remède qu’il a trouvé pour oublier le destin qui s’acharne sur lui : seul, sans travail, la faim et le froid, la saleté de la rue. Non seulement Robert Lavigne n’a jamais mis sa main à la poche pour faire l’aumône d’une petite pièce, mais j’ai honte à le rapporter quand il voit l’un d’eux, allongé sur le trottoir endormi par l’alcool, il profite de sa fragilité pour lui donner un coup de pied…

Il est raciste.

Il a l’orgueil de penser qu’il est supérieur parce que sa peau est blanche. Tous ceux qui ne sont pas comme lui sont des sous-hommes. Il marmonne dans la rue, car il est trop lâche pour le faire à haute voix, contre « les négros, les bougnoules, les chinetoques ». Il épouse les idées d’un parti d’extrême droite : tous les malheurs de la France viennent de ces gens, ils prennent le travail des Français et vivent aux crochets de la République. Il n’a qu’une hantise : que ses deux filles lui ramènent un fiancé café au lait ou pire encore noir. Il n’est pas à un paradoxe près : à la succursale de sa banque, il a un collègue noir avec lequel il s’entend parfaitement. Cela ne le trouble pas ! Il reste enfermé dans ses certitudes. Cet homme-là eût vécu un siècle plus tôt en Amérique ou en Afrique il aurait exprimé ouvertement sa haine de l’autre.

Il est homophobe.

On peut dire que c’est familial. Son père l’a élevé dans le rejet de la différence et fait l’apologie de la « virilité ». Cette virilité il l’a proclamé tout au long de ses études, dans le rugby sport très viril. Comme son racisme, son homophobie s’exprime silencieusement, mais dans le privé et son répertoire est largement fourni : pédale, tapette, fiotte, tantouse, tarlouse, lopette, etc.

Dans la rue il n’ose pas montrer ouvertement son rejet, mais son attitude et son regard sont les mêmes que celle vis-à-vis d’un handicapé, la pitié en moins.

Nous vivons une époque (mais est-elle si différente des autres ?) où le rejet de l’autre perdure. Malgré tout en France elle s’exprime le plus souvent verbalement alors que dans d’autres pays elle se traduit par le massacre de ceux qui n’ont pas la même religion, qui ne sont pas de la même race ou de la même couleur.

Dans le cocon que constitue la France, Robert Lavigne peut vivre ses haines en toute quiétude. Il aurait pu le faire indéfiniment si un événement inattendu ne s’était produit.

S’étant réveillé à sept heures un quart comme tous les matins, la lumière allumée sa femme l’avait regardé avec effroi.

En poussant, des cris de terreur, elle s’était enfuie de la pièce.

Estomaqué, il n’avait pas réagi.

Il se regarda alors dans la glace. Il écarquilla les yeux : il était tout noir… Il tâta son visage, l’image dans le miroir en fit autant. Pas de doute ! Ce « nègre » qu’il voyait, c’était bien lui ! Un véritable cauchemar… Il se pinça le bras pour voir s’il rêvait, la douleur lui démontra que tout cela était bien réel. Réel, mais inexplicable !

Alors les choses se déroulèrent très vite, sa femme appelait la police. La transformation qu’il venait de subir était tellement inexplicable et abominable qu’il n’eut qu’une seule réaction : s’habiller en toute hâte et s’enfuir.

Déjà un fourgon de police émergeait du début de la rue et s’arrêtait devant son immeuble.

Robert Lavigne fila discrètement dans le sens opposé.

Les idées bouillonnaient dans sa tête. Que se passait-il ? Ce qui lui arrivait était inimaginable.

Ce genre de choses n’arrive que dans les contes pour enfants ou dans les films d’horreur. Passant devant une vitrine sombre l’image acheva de le convaincre de la véracité de la transformation qu’il venait de subir. Il était devenu « un homme de couleur », il n’osait plus dire « un nègre » …

Il passa devant « Le Jardin d’Éden », une boutique dans laquelle il avait l’habitude d’acheter ses fruits et ses légumes. Il connaissait bien Lucien le propriétaire. Sans aucun doute il allait le reconnaître ! Il s’avança dans l’allée en tendant la main.

  • Pas de manche ici négro, retourne dans ta brousse !

Devant cette réaction brutale, Robert Lavigne recula, apeuré, le cauchemar se poursuivait !

Il ne savait que faire, il erra toute la journée dans les rues.

Il pensa : il faut que je rentre chez moi. J’expliquerai ce qui m’arrive à Germaine, elle comprendra.

Arrivé devant son immeuble, il poussa la porte d’entrée. Il attendait l’ascenseur quand le concierge jaillit de sa loge.

  • Bonjour monsieur ! Où allez-vous ?
  • Je vais chez moi, je suis monsieur Lavigne !
  • Monsieur Lavigne ! Tu te fous de moi, allez vite, dégage sinon j’appelle la police !

Encore une fois il fut obligé de fuir. La nuit était tombée, son estomac criait famine, un petit crachin commençait à mouiller les trottoirs. Ne sachant où aller il se dirigea vers les quais de la Seine. Il se mit à l’abri sous un pont. Un homme y était déjà affalé, couché sur des caisses en carton dépliées avec quelques affaires éparses autour de lui.

  • Salut bamboula, tu ne sais pas où crécher ? Je t’invite dans mon palace !

Un instant, encore pénétré d’un instinct bourgeois, Robert Lavigne eut envie de refuser. Mais sa fatigue était si forte, son désespoir si grand, qu’il s’assit à côté du SDF.

Après le choc de sa transformation, l’hostilité engendrée par sa négritude, la sollicitude de cet homme à l’odeur et la saleté repoussantes remettait en cause toutes les valeurs sur lesquelles sa vie était basée. Voilà qu’il éprouvait aujourd’hui de la sympathie pour ce miséreux.

Son compagnon lui tendit une bouteille de vin rouge.

  • Un petit coup de tord-boyau, camarade ?

Hier encore il aurait refusé, outré. Il porta la bouteille à sa bouche et en avala une lampée. Le liquide s’écoula dans son estomac, âpre et acide. Mais il avait tellement soif que la gorgée lui parut réconfortante. Le morceau de pain avec un peu de fromage moisi, proposé par l’homme, lui sembla être un repas somptueux. Il était devenu un autre Robert Lavigne…

Il s’endormit exténué par toutes ces émotions et sa journée d’errance.

C’est la froidure du matin qui le réveilla. Il fut tout étonné de ne pas se trouver dans son lit, la dureté des pavés lui rappela sa situation, il jeta un coup d’œil : ses mains étaient toujours aussi noires… Il était seul ! Son compagnon étant parti sans le réveiller.

Il reprit son errance dans les rues, la faim le tenaillait toujours. À côté d’une poubelle, il trouva un quignon de pain que les pigeons n’avaient pas encore mangé.

Au coin d’une rue, il aperçut deux policiers. Il n’avait rien fait, mais il se sentait coupable, il se mit à courir. Des coups de sifflet retentirent, accompagnés d’une cavalcade. La peur lui donnait des ailes, mais la nuit passée sur les berges, la faiblesse engendrée par la faim et la soif avaient diminué sa souplesse, en descendant d’un trottoir il trébucha et s’écroula sur la chaussée.

Une main ferme l’obligea à se relever.

  • Alors mon gaillard, on n’aime pas la police. Aurais-tu des choses à te reprocher ? Papiers !

Robert Lavigne sortit timidement son portefeuille.

  • Tiens « Robert Lavigne » ! Qui c’est ?
  • Mais c’est moi !
  • C’est toi – dit le policier en lui mettant la carte d’identité sous les yeux – t’as pris un sacré bronzage depuis qu’on t’a délivré la carte !
  • Mais si c’est moi !
  • Allez ! Ne te fous pas de notre gueule ! Tu l’as sûrement fauchée. Allez ! Au poste !

Robert Lavigne enfermé dans la cellule de dégrisement attendait la tête basse la suite des événements.

Un lieutenant le fit sortir et l’amena dans un bureau.

  • Nous avons vérifié Robert Lavigne, ce n’est pas toi. Il existe effectivement un homme sous ce nom, à l’adresse de la carte d’identité. Nous avons envoyé un enquêteur, sa femme nous a déclaré qu’il avait disparu depuis hier. En se réveillant, elle a trouvé dans son lit un homme de couleur. Il a fui avant que la police qu’elle avait appelée n’arrive, c’était toi hein !
  • Il y a une erreur, je vais tout vous expliquer !

Et Robert Lavigne raconta tout ce qui s’était passé…

  • Dis donc tu me prends pour un con. Il faudra trouver une explication moins rocambolesque ! En attendant : identité, nom, prénom, nationalité, etc.
  • Lavigne Robert, nationalité française…

Écoute ! Arrête ! Mon temps est précieux. J’ai compris, tu es sans papier ! Direction le dépôt, tu t’expliqueras avec un juge. Tu lui diras comment ces papiers sont en ta possession et éventuellement ce qu’est devenu le vrai Robert Lavigne !

Assit sur son lit dans sa cellule Robert Lavigne, les deux mains sur les tempes, regarde un cafard qui chemine tranquillement sur le carrelage.

Ça, c’est passé très vite, l’instruction, le procès. Tout était à charge contre lui : le portefeuille, les habits de l’homme disparu qu’il portait. Comment avait-il tout cela en sa possession ? Il ne faisait aucun doute qu’il l’avait attaqué, dépouillé et sûrement tué. Quand, comment ? Il refusait de l’avouer, il n’avait pour explication que son invraisemblable transformation. Les experts l’avaient examiné et avaient conclu qu’il était sain d’esprit. Le plus dur, pendant le procès, avait été sa confrontation avec Germaine, elle avait pleuré, s’était jetée sur lui et lui aurait sûrement crevé les yeux avec une paire de ciseaux si les gendarmes ne l’avaient pas retenu. Son avocate commise d’office avait voulu plaider coupable et l’exhortait à avouer. Il avait refusé s’obstinant à son explication. La peine avait été lourde : vingt ans, beaucoup de membres du jury étant des Robert Lavigne. Il fallait faire un exemple…

Maintenant qu’il est là, enfermé entre ces murs, il comprend la réalité de cette face de l’univers qu’il a voulu ignorer par le passé. Pas moyen de s’isoler dans cette cellule qu’il partage avec quatre autres détenus. Il lui faut subir les regards méprisants des autres taulards qui lui font comprendre par leurs comportements et leurs réflexions qu’ils sont les chefs. Il est leur « chose » et leur domestique. Et pas d’espoir d’avoir le soutien des gardiens, il fait partie de la masse des détenus anonymes dont les seules qualités appréciées par « la pénitentiaire » sont la neutralité et l’obéissance.

Vingt ans c’est long, très long, surtout sans famille, sans visite. Robert Lavigne, ou plutôt Mamadou c’est le surnom que lui ont donné les détenus et les matons, a bien vieilli. Ses cheveux devenus blancs font ressortir sa peau noire. Il a beaucoup maigri, car ce n’est pas les repas quotidiens qui lui ont permis de « faire un peu de graisse ». Ses muscles se sont atrophiés avec l’âge et la sédentarité. Les tours de cour quotidiens et le travail à l’atelier de fabrication de chaussons ont été insuffisants pour pallier la dégénérescence de son corps. Il s’est habitué progressivement à sa « négritude ». Les insultes, les moqueries, les injustices lui ont durci le cuir. Mamadou a oublié le Robert Lavigne blanc qui méprisait tous ceux qui étaient différents de lui. Les épreuves qu’il a subies lui ont ouvert les yeux, mais à quoi bon il est trop tard, il n’y a pas de rédemption possible pour lui sur cette terre. Son éducation chrétienne n’a pas été suffisante pour lui permettre de supporter sereinement les événements. Il a repoussé tous les aumôniers qui ont essayé de lui apporter la bonne parole. Il est devenu un animal et sa seule préoccupation a été de survivre dans cette jungle que constitue le milieu carcéral.

Il a perdu toute notion du temps et il a été surpris quand un matin le surveillant général Petruchi est entré dans sa cellule.

  • Mamadou, prépare-toi ! Tu sors cet après-midi !

Au greffe de la prison, on lui a versé les deux-mille-sept-cent-quarante-trois euros correspondants à son travail dans la centrale (il faut dire qu’une partie a été prélevée pour rembourser les frais qu’il coûtait à la société), échangé sa tenue de prisonnier contre un costume et des chaussures envoyés par une œuvre caritative.

Et sans transition, après que la porte eut claqué derrière lui, il s’est retrouvé seul devant la prison.

Le bruit de la ville l’agresse. Tel un fantôme, il se met en marche, il traverse la rue. Un coup de klaxon l’immobilise, un grand choc et une douleur terrible.

Il ouvre les yeux, il perçoit une image floue. Il se concentre. Un visage se matérialise au-dessus de lui, en même temps il ressent une douleur sur son bras, il tourne le regard, il a un cathéter enfoncé dans la chair.

  • Alors monsieur, on se réveille !

Monsieur ! Il y a bien longtemps qu’on ne l’a pas appelé ainsi…

Sous le cathéter la peau est blanche !

  • Où suis-je ?

Vous êtes dans un centre de réanimation. Vous avez été renversé par une voiture, il y a six mois, que vous êtes dans le coma…