La tolérance est une vertu trop souvent galvaudée mais sans laquelle le monde serait plus invivable encore que ce qu’il est. Il est des situations si extraordinaires qu’après s’en être étonnée la sagesse impose qu’on les admette.
Voici l’histoire d’un être étrange, à nul autre comparable, dont la personnalité si difficile à cerner a évolué, comme on va le voir, du plus exécrable au plus exquis. Cette transformation le fit passer par un épisode que d’aucuns, prisonniers des oeillères de la rationalité, qualifieraient volontiers de cyclothymique ou de bipolaire, mais ne les suivons pas sur ce sentier bien trop étroit et acceptons qu’il se passe en ce monde des choses qui échappent parfois à notre entendement.
Il était une fois une jeune garçon que l’on surnommait Ego, il possédait le chapeau magique mais ne le savait pas. Son tuteur le lui avait légué avant de mourir espérant qu’il en ferait le meilleur usage.
Ego avait été le désespoir du vieil homme, bon et avisé qui avait tout tenté pour transmettre à son protégé les quelques règles de vie sur lesquelles il avait construit son bonheur, fondées sur l’honnêteté, la générosité et le désir de faire le bien autour de lui. Mais Ego était un être malfaisant, égoïste et égocentrique, c’est d’ailleurs de là qu’il tenait son surnom. Depuis sa naissance Ego se considérait comme le centre du monde. Quand il était tout jeune on acceptait ce travers avec une relative bienveillance l’attribuant aux incontournables étapes du développement de l’enfant, puis un peu plus tard aux difficultés de l’adolescence mais quand son tuteur, désespéré, dû se résoudre à quitter ce monde on ne lui trouvait plus d’excuses, il allait avoir trente ans !
Le chapeau magique était un chapeau en feutre de forme très classique et à l’apparence toujours impeccable. Une fois placé sur une tête il transformait celui qui le portait en parfait gentleman, courtois, amène et attentionné, généreux et altruiste, bref en le meilleur des hommes. Le tuteur, qui n’avait aucun besoin d’un tel couvre chef, l’avait soigneusement réservé à Ego en lui recommandant, sur son lit de mort, de le porter aussi souvent que possible.
Ego sortait donc faire ses courses ainsi coiffé et par voie de conséquences il se montrait charmant, souriant et gai, il voyait en chaque homme un ami et en chaque passante un bienfait de la création. Lorsqu’une femme marchait à sa rencontre sur le même trottoir, en homme civil, il se découvrait poliment ce qui provoquait tout de suite un chapelet d’invectives et de mots désobligeants, tombés de toute la hauteur de l’être le plus important du monde. On imagine bien que ces dames, d’abord sensibles à sa délicieuse galanterie, devenaient tout à coup peu réceptives à ses nouveaux accès de gentillesse, concomitants avec le retour du chapeau sur sa tête. Pourtant ce rejet aussi subit que systématique ne le décourageait pas, se disant, en ses meilleurs moments et tête couverte, qu’après tout chacun ou chacune avait droit à ses petits mouvements d’humeur. Il faut dire qu’Ego n’avait aucune conscience de ces brusques changements de comportement, quand il avait son chapeau il lui semblait naturel d’être bon, quand il ne l’avait plus il retombait dans une agressivité d’autant plus justifiée à ses yeux que l’humanité entière cherchait à lui ravir sa position au centre du monde et cela lui était intolérable.
Depuis la mort du tuteur le voisinage avait bien noté quelques progrès dans la façon d’être d’Ego, mais il n’y voyait que de négligeables améliorations, sporadiques et fragiles, si bien que malgré ses moments d’amabilité il restait plongé dans une profonde solitude; au fond il n’était bien disposé à l’égard d’autrui que lorsqu’il était seul puisque son exquise politesse l’obligeait à se découvrir dès qu’il croisait quelqu’un.
C’est la boulangère qui la première établit un lien entre les sautes d’humeur d’Ego et son chapeau.
Voici à peu près ce qu’il advenait tous les matins quand il se rendait dans sa boutique pour acheter son pain. Le voyant arriver à travers la vitrine la commerçante notait, depuis le départ de son aimable tuteur et à son grand étonnement, un sourire bienveillant sur son visage. Puis il poussait la porte et la saluait d’un très gentil «Bonjour chère Madame» avant de soulever son chapeau «Votre pain d’hier était rassis, c’était une abomination !», il bousculait ensuite les clients en exigeant d’être servi le premier. «Ah si seulement j’avais un peu de temps je vous apprendrais à faire du bon pain, ce dont vous êtes bien incapable, c’est à se demander pourquoi tant d’imbéciles s’attroupent tous les matins dans votre magasin», il ressortait en maugréant et retrouvait très vite son sourire lorsque, décrivant un arc de cercle au bout de son bras, son chapeau revenait se caler sur sa tête.
Mais un jour de verglas, victime d’une mauvaise chute, Ego se cassa le poignet. Ce jour là, afin de se découvrir devant une jolie dame d’un geste trop empressé, il s’affala sur le sol dans un affreux craquement. Son chapeau ayant roulé à quelques pas il nous sera impossible d’écrire ici la liste des injures qu’il adressa à la jeune femme, tenue pour responsable de l’accident. Dans le bus qui l’amenait à l’hôpital, la tête enfoncée dans son feutre, il dissimulait sa douleur pour ne pas importuner son voisinage, mais aux urgences une infirmière lui demanda de déposer manteau et couvre chef sur une chaise afin de faciliter l’auscultation, et il réussit en quelques minutes à se mettre à dos l’ensemble du personnel soignant.
Le lendemain comme à son habitude il se rendit à la boulangerie avec son cabas à la main droite et son bras gauche en bandoulière. «Bonjour chère Madame» dit-il en entrant et en inclinant la tête faute de pouvoir la découvrir, «Auriez vous la gentillesse de me servir de cet excellent pain dont vous avez le secret et qui ravit votre clientèle ? Je prendrai également deux croissants pour ce pauvre homme qui mendie au coin de la rue», la boulangère n’en croyait évidemment pas ses oreilles et le servit dans un silence qui trahissait à la fois doute et crainte d’une nouvelle colère. Cependant durant les six semaines au cours desquelles il dût garder son plâtre personne ne vit l’homme au chapeau, c’est ainsi qu’on l’appelait désormais, se départir d’une affabilité constante et d’une attention aux autres qu’il fallait bien qualifier d’exemplaire. On le voyait saluer les gens d’un aimable sourire, aider de vieilles personnes à traverser la rue et se proposer pour rendre toutes sortes de services malgré son handicap. Les croyants parlaient de miracle, pensant à une intervention de son regretté tuteur depuis le ciel, les autres d’une mutation psychologique qui dépassait la science de Monsieur Freud et que l’on expliquerait certainement un jour. Certains disaient même l’avoir vu au bras de cette jolie femme devant laquelle il avait chuté. Puis vint le jour du déplâtrage. 
Son bras enfin libéré il salua la boulangère d’un «Bonjour chère Madame» encore plus enjoué qu’à l’accoutumée. De derrière son comptoir la commerçante lui répondit par un sourire sincère et, renouant avec ce geste poli abandonné depuis si longtemps, il leva son chapeau. Ce fut une tornade de jurons, une bordée d’éclats d’une violence inouïe qui auraient mis tout le quartier en émoi s’ils n’avaient été immédiatement interrompus. La boulangère le rejoignit en deux pas, lui arracha le chapeau des mains et le lui vissa sur le crâne. «Merci Madame» dit-il d’un air un peu interloqué «Belle journée n’est-ce pas ?». Même si tout lui interdisait de croire au phénomène qu’elle venait d’identifier la dame demanda à l’homme au chapeau de bien vouloir s’assoir une minute sans se découvrir et de l’écouter.
Elle trouva les mots justes et il prit conscience avec effarement de ses deux personnalités antagonistes, elle n’eût aucune peine à le convaincre que l’homme coiffé valait infiniment mieux que l’homme décoiffé. Il lui revenait donc le devoir impérieux de ne jamais rester tête nue en présence d’autrui, au moins jusqu’à ce que la nature de l’homme au chapeau ne prit définitivement le pas sur celle d’Ego. Ce qui ne manqua pas de se produire au terme d’une longue période qui vit son union avec la jolie dame du verglas car celle-ci, témoin de la douleur du pauvre garçon, eut vite fait d’excuser et d’oublier la violence de ses propos. Après tout aimer et être aimée par le meilleur des hommes valait bien de lui passer cette étrange manie de ne jamais vouloir ôter son chapeau, de nuit comme de jour. Enfin le surnom d’Ego ne se justifiant plus et ayant été abandonné par tout son entourage, l’homme au chapeau abandonna cette curieuse pratique le jour où sa compagne lui annonça un heureux évènement.
Quelques mois plus tard elle mit au monde un garçon pleurnichard, jamais content et agressif. Dans l’obscurité d’une armoire était accroché un chapeau qui ne tarderait pas à trouver une nouvelle tête.
Terminons ici l’étonnante histoire de l’homme au chapeau et ne doutons pas que sa postérité, en dépit de cette fâcheuse hérédité, ne trouve comme lui un jour sa place dans la société. Que voulez vous “Il faut de tout pour faire un monde !”, c’est en tout cas ce que pensait sa jeune et aimante moitié pendant leur lune de miel, un peu frustrée tout de même de devoir tolérer son inamovible coiffure, bien encombrante dans les moments de tendre et intense intimité.