Il est des moments dans la vie où la solitude pèse plus qu’à d’autres. Ce jour-là, Adrien César prit conscience de la banalité de sa vie. Arrivé à l’âge de 35 ans il n’avait pas encore trouvé l’âme sœur et en ce dimanche de printemps il méditait allongé sur son divan. La rue était calme, aucun bruit dans l’immeuble. Les voisins étaient partis en week-end. Ce silence relatif permettait à l’esprit d’Adrien de vagabonder. Et plus il pensait, plus il prenait conscience de la vacuité de sa vie. Certes il ne pouvait pas la considérer comme un échec. Des études pas très brillantes, mais qui lui avaient permis d’obtenir une situation professionnelle acceptable. Physiquement il se considérait dans la moyenne. Il avait fait connaissance avec quelques jeunes femmes, mais aucune de ses rencontres ne s’était concrétisée par une union durable. Il était assez timide et les femmes, sans doute préfèrent les hommes plus audacieux. Quand il faisait le bilan, il avait mauvaise conscience de se plaindre, car beaucoup autour de lui étaient plus mal lotis, la vie lui ayant épargné la maladie, le chômage, les fins de mois difficiles, le manque de logement, etc. pourtant malgré ce privilège il était insatisfait. En vérité, il était mal dans sa peau. Sa timidité l’empêchait d’entrer en contact avec les autres, toutes les relations qu’il avait, étaient superficielles.

Alors qu’il regardait depuis une demi-heure le plafond, il eut brusquement une idée : puisqu’il n’avait pas de personne proche à qui se confier, il allait la créer !

À cet instant des images de son enfance revinrent pêle-mêle. Il se revoyait solitaire dans l’appartement de ses parents et pour se distraire il s’était imaginé un camarade de son âge avec lequel il conversait et jouait. Ce camarade fictif, il l’avait surnommé Pilou !

Mais à partir du moment où il était entré au lycée Pilou avait disparu. Peut-être était-il dans un autre lycée ?

Adrien songea à retrouver Pilou. Il avait sans doute vieilli. Cela lui ferait plaisir de le revoir. Bien des années s’étaient écoulées, comment avait évolué Pilou ? Il avait été souvent déçu en revoyant, adulte, un camarade de classe. L’homme qu’il retrouvait était totalement différent de l’adolescent qu’il avait connu. Le fil des relations était définitivement rompu… Non décidément, Pilou ne convenait pas. Il fallait qu’il se crée un nouveau double. Le mot double n’était pas approprié. Ce n’était pas un autre lui-même qu’il voulait construire, mais bien un compagnon capable de l’écouter, le conseiller, l’épauler. D’ailleurs pourquoi un compagnon et pas une compagne ? Pilou était un garçon, mais à l’époque il considérait les filles indignes de partager ses jeux. Aujourd’hui c’était différent : malgré ses échecs il avait une attirance pour les femmes. C’était d’ailleurs son problème principal : la recherche de l’âme soeur. Cette idée lui ouvrit un horizon qu’il n’avait jamais exploré : faute de rencontrer la femme de sa vie, il pourrait l’engendrer virtuellement !  Blonde ou brune il n’avait pas d’à priori. Pourquoi pas rousse, c’est bien aussi… Il fallait choisir : allons blonde ! Taille moyenne et tout ce qui il faut pour satisfaire les yeux et les mains d’un homme. Les yeux verts… De la conversation, les femmes en général n’en manquent pas. Cultivée, Prisca (c’était le prénom qu’il lui avait attribué) devait l’être. Ce qui va de pair avec une certaine forme d’intelligence, et gentille… important la gentillesse !

Adrien était heureux il avait maintenant une compagne. Quand il rentrait du travail, il lui racontait sa journée, il lui parlait de ses soucis. Elle le consolait. Prisca était très patiente. Quand elle l’avait bien écouté, à son tour elle parlait de sa journée, de ses visites chez ses clients, car Adrien avait décidé que sa compagne serait décoratrice. Cela lui convenait parfaitement, elle était si cultivée ! Plusieurs fois dans la journée il téléphonait à Prisca. Un jour, un de ses collègues l’ayant entendu lui fit un clin d’œil entendu. Quand il se couchait, il parlait à la jeune femme, seule la froideur du lit lui rappelait que Prisca n’existait pas. C’est d’ailleurs un soir dans le lit qu’il comprit qu’avoir choisi comme amie une femme était une erreur. Prisca avait bien des qualités, mais elle ne lui apporterait pas tout ce qu’une femme de chair et de sang aurait pu lui apporter. Il ne pouvait pas la serrer dans ses bras, lui faire l’amour, se disputer avec elle, car les disputes font partie d’une union, la présenter à ses amis et à sa famille, avoir des enfants. Il prit conscience qu’il avait eu tort de se créer une compagne fictive, c’était d’un compagnon de route qu’il avait besoin, une sorte d’ange gardien qui serait son confident.

Est-ce une coïncidence ou une réaction inconsciente de son esprit, mais Prisca disparut. Était-elle partie avec un bellâtre virtuel ? La télévision n’en manque point. Ou tout autre fantasme traînant dans le cerveau d’Adrien ? Il prit conscience qu’il avait oublié de prévoir la fidélité de sa compagne blonde. Si la chair est faible, l’éther peut l’être aussi !

La déception d’Adrien ne dura pas longtemps, il avait crée Prisca rien de l’empêchait de se créer un autre compagnon. Son ami virtuel serait tout ce qu’il n’était pas. Conscient de ses qualités et de ses défauts, il put exécuter un travail sur mesure. Julien était né. Il était à la fois le père, l’ami, le mentor, le coach d’Adrien.

Ses relations avec son nouvel ami avaient une dimension supérieure à celles qu’il avait avec Prisca. Si à cette dernière il pouvait se confier, lui raconter ses soucis, avec Julien il y gravissait un nouvel échelon : il lui donnait des réponses à ses questions, des conseils sur les décisions à prendre. On peut se demander comment une telle chose était possible ? Un psychiatre interrogé aurait diagnostiqué un dédoublement de personnalité et une idée dévalorisante de la femme. C’était probable, mais Adrien n’en avait cure. Il se sentait, maintenant bien dans sa peau. Sa vie professionnelle était changée. Grâce à Julien, il prenait les bonnes décisions, au bon moment. Ses supérieurs se rendirent compte de son changement de comportement. Lui, qui avait vivoté jusqu’à alors dans son poste, vit progresser ses attributions et sa carrière. Sa vie privée, elle aussi fut transformée. Lui que tout effort physique rebutait, sous la pression de son coach, se mit au jogging, s’inscrivit à un club de tennis, fréquenta régulièrement une piscine. Dans ces conditions, il est normal qu’il prît de l’assurance et que son aspect jusqu’alors quelconque se transformât en une allure de guerrier. Il osait aborder maintenant une jeune fille sans rougir et sans bafouiller lamentablement. Autant dire qu’il avait le choix, sa nouvelle prestance en attirait plus d’une…

***

L’homme avait donné les raisons de sa demande audience au portier. Celui-ci un petit vieux au crâne chauve, sur lequel tenait en équilibre deux mèches soigneusement collées, se décida à décrocher un vieux téléphone noir accroché au mur. Le chemin avait été long pour parvenir aux bureaux directoriaux. Il faut dire que c’était la première fois qu’il s’y rendait. Il avait dû demander plusieurs fois son chemin. Il avait sonné longuement à l’immense porte de bronze avant qu’on daigne lui ouvrir. Quand il avait aperçu le couloir délabré, derrière le vieillard cacochyme qui lui avait ouvert, il avait failli rebrousser chemin. Ce n’était pas comme ça qu’il s’imaginait les locaux de la hiérarchie ! Certes l’accueil du petit vieux ne l’encourageait pas. Mais le problème qui l’amenait était si important et la route pour y arriver si longue qu’il décida de rester, malgré cette mauvaise impression. S’étant assis derrière une table sur lequel trônait un immense registre, le vieillard feuilleta les pages, leva la tête et dit d’une voix désagréable :

  • Vous n’êtes pas inscrit sur le registre ? Que voulez-vous ?

Il fallut que l’homme explique longuement l’objet de la visite pour que le portier accepte de la prendre en considération. Apparemment elle sortait du train-train habituel et cela le perturbait énormément. Il n’est pas facile de faire bouger une bureaucratie ! Pourtant il avait dû être assez convaincant : maintenant le portier s’adressait au téléphone à un interlocuteur. La demande avait sans doute été agréée, car après avoir raccroché, le petit vieux au crâne chauve lui indiqua une direction au bout du couloir :

  • Porte 25 !

L’homme s’avança lentement dans le couloir essayant de déchiffrer sur les portes les numéros à moitié effacés. Non décidément il tombait de haut si l’on peut employer cette expression. En tant que modeste subordonné, il s’était fait une image plus prestigieuse des locaux directoriaux. C’était donc ici dans ce bâtiment délabré que se prenaient depuis des temps immémoriaux les décisions régissant les hommes… Il trouva enfin la porte 25. Elle était aussi sale que les autres. Timidement il frappa et tendit l’oreille. Comme au bout de deux minutes rien ne s’était passé, il frappa à nouveau plus fort. Une voix excédée lui intima l’ordre d’entrer. Derrière un bureau était assis un homme en costume anthracite. Sa figure semblait taillée à la serpe et des cheveux gris en brosse accentuaient l’austérité du personnage. D’une voix cassante, il lui demanda la raison de sa visite.

  • Monsieur l’Archange, je viens pour vous exposer les problèmes que j’ai concernant un humain dont j’ai la charge…

L’Archange Gabriel fronça les sourcils.

  • Je n’ai pas de temps à consacrer à des broutilles !
  • Mais votre excellence c’est de la plus haute importance !
  • En quoi les problèmes d’un ange gardien me concernent-ils ? J’ai beaucoup d’autres chats à fouetter !

Mais l’ange gardien était tenace. Il ne voulait pas avoir parcouru tout ce chemin pour un échec.

  • Il faut que le Ciel sache que c’est la révolution sur terre !
  • La révolution !!!

Ce mot retourna les sangs de l’archange. La pensée d’un désordre était insupportable à la hiérarchie céleste. Il consentit à écouter l’ange gardien.

Son visage se crispa un peu plus quand celui-ci lui apprit l’existence de Julien. Aussi sèchement qu’il l’avait reçu, il le congédia. En regagnant la terre, l’ange gardien était bien amer. Décidément, l’autorité divine n’était pas aimable avec le petit personnel !

 Comme toute bureaucratie qu’elle soit céleste ou non, celle du Bon Dieu avait horreur des problèmes nouveaux. L’Archange Gabriel était conscient du danger que représentait Julien. Il ne pouvait pas tolérer qu’un être humain décide de se créer une sorte d’ange gardien en mettant de facto sur la touche celui qui lui avait été attribué à la naissance. C’était remettre en cause le bon fonctionnement quasi ancestral de l’univers. L’être suprême serait furieux quand il apprendrait la chose ! Le fonctionnaire divin sentait vaguement que cette affaire pourrait se terminer pour lui par une mutation dans un poste subalterne. Ayant retrouvé son calme, il se mit à réfléchir. Était-il possible qu’un homme puisse, de lui-même, évincer son ange gardien pour le remplacer par un ectoplasme ? Il voyait là encore la main de l’enfer. Depuis que l’être suprême avait décidé de créer une confédération d’anges noirs, les serviteurs de Dieu étaient confrontés sans arrêt à leurs agissements maléfiques. Il se mit à penser que Dieu aurait mieux fait de s’abstenir… Mais bien vite il chassa cette idée impie. Penser c’est déjà désobéir ! Il poussa un soupir, souffla la poussière et décrocha le combiné du téléphone noir posé sur son bureau. Le diable auquel il exposa ses récriminations fut incapable de lui fournir des informations sur Julien. Il transmit sa demande à un démon supérieur dans la hiérarchie diabolique. Il transita ainsi de niveaux maléfiques en niveaux malfaisants plus importants. L’écouteur commençait à chauffer dans sa main et une odeur de brûlé envahissait son bureau. Enfin, il tomba sur Satan. Ce dernier fut bien étonné de l’existence de Julien. Non il n’était pas responsable de la création de cet ange gardien virtuel : il regrettait d’ailleurs de ne pas avoir eu cette idée…

L’Archange Gabriel reposa le combiné : ainsi, l’enfer n’était pas responsable du problème… Il n’en restait pas moins qu’il lui incombait de remédier à la situation avant que l’information n’arrive aux oreilles de Dieu. Sinon il se ferait remonter les bretelles !

***

Adrien venait de raccompagner une charmante collègue. Ils avaient dîné dans le parc de Saint-Cloud, la situation se présentait bien, mais il ne voulait pas brusquer les évènements. Julien lui avait assuré qu’en cette matière la précipitation était une cause d’échec. Il fallait attendre un peu avant d’aborder des choses plus décisives. En ouvrant la porte de son appartement, il se réjouissait de raconter sa soirée à son mentor. Il fut stupéfait ! Ce n’était pas Julien qui l’attendait dans le salon, mais Prisca… Elle lui fit aussitôt une scène de jalousie. Il était asphyxié par le débit de cette harpie. Il allait se défendre, l’attaquer à son tour et lui demander les raisons de sa soudaine disparition. Elle avait du culot celle-là !  Mais Prisca se volatilisa… Quelle audace, elle disparaissait sans prévenir et revenait soudainement pour lui faire une scène. Il allait en parler à Julien. Adrien s’assit dans un fauteuil et se concentra. Contrairement aux autres jours, rien ne se passa. Il eut beau persévérer plusieurs minutes, son compagnon ne daignait pas apparaître. Désespéré, en sueur il se détendit. Il se sentit gagné par l’angoisse. Jamais depuis sa création Julien ne s’était dérobé. C’était grave ! Qu’allait-il faire sans son écoute, sa conversation, ses conseils ? Il tenta de se rassurer en se disant que son absence n’était sans doute que passagère : après tout, même les compagnons fictifs ont le droit de s’éloigner de temps à autre. Pourtant, la situation était déroutante, Prisca absente si longtemps était réapparue. Une bouffée de colère monta en lui : si c’était elle qui avait convaincu Julien de le quitter ? Il ressentait douloureusement le départ de son mentor. L’assurance qu’il avait su lui insuffler avait disparu. Il était redevenu l’Adrien d’autrefois…

Il décida de faire un tour dans son quartier pour reprendre ses esprits et surmonter sa déception. Il erra plus d’une heure, sans but dans les rues. À un détour, il fut face à face avec un passant. Il n’en crut pas ses yeux : Pilou ! Mais un Pilou avec plusieurs années de plus… Celui-ci le fixa quelques secondes dans les yeux puis repartit avant qu’Adrien n’ait pu émettre une seule parole. Ayant repris ses esprits il se retourna, Pilou était déjà à 20 m et tournait le coin de la rue. Il se mit à courir comme un fou pour le rattraper, mais arrivé au coin la rue était vide…

La nuit fut agitée. Vers 1 heure du matin, un bruit l’éveilla. Une silhouette se dressait dans la semi-obscurité de la chambre. Pas de doute Julien était revenu. Il alluma sa lampe de chevet. Il vit un homme souriant qui le regardait.

  • Bonjour Adrien !
  • On se connaît ?
  • Non ! Mais on va se connaître. Je remplace Julien…
  • Je n’ai rien demandé, je ne veux pas de toi, je ne t’ai pas créé !
  • Et pourtant, nous sommes amenés à partager ta vie… À demain !

Et la vision disparut.

Adrien était désespéré. Que lui voulait ce nouveau compagnon ? Autant il appréciait Julien autant cet homme lui paraissait antipathique. Franz représentait tout ce qu’il détestait. Il ne lui avait pas dit son prénom, mais le jeune homme savait qu’il devait se prénommer ainsi. Il ne put terminer sa nuit qu’en prenant plusieurs cachets de somnifère.

Au matin s’étant habillé, il le vit, assis dans un fauteuil du salon.

  • Bonjour Adrien ! Bien dormi ?

Sans même répondre, Adrien empoigna sa serviette et sortit précipitamment.

Sa journée de travail fut épuisante, il n’arrivait pas à se concentrer sur ses tâches.

En fin d’après-midi, on lui téléphona :

  • Salut Adrien, c’est Franz à ce soir… !

À la sortie des bureaux, il retarda le plus longtemps possible le retour à son appartement. Il fit le tour de plusieurs cafés, dîna dans une brasserie, termina la soirée dans la première salle de cinéma sur sa route. Quand il tourna la clef de la porte, la peur lui tiraillait les entrailles. Franz n’était pas là l’appartement était vide, il en fut soulagé… Pourtant…

Sa vie devint un enfer, son nouveau compagnon réapparaissait épisodiquement. Le matin, dans son bureau, à la cantine, dans la rue, la nuit. Son patron qui s’était aperçu de son changement de comportement lui conseilla d’aller consulter un médecin et de se reposer. Adrien n’avait qu’une idée faire disparaître ce compagnon indésirable. Mais apparemment il est plus facile d’annihiler un ange gardien que l’on a créé qu’un autre venu de ne sait où ! Le médecin qu’il consulta le regarda avec commisération, son histoire de nouveau double le laissa dubitatif et Adrien sortit du cabinet avec une ordonnance impressionnante.

Mais malgré le traitement Franz ne disparut pas !

Un jour que Franz suivait Adrien dans la rue, avec son éternel sourire narquois, ce dernier excédé se précipita sur lui et le bourra de coups de pied et de coups de poing.

                                                          ***

Lu sur le tableau des entrées de Sainte-Anne.

Entré à 13 h 38 du patient Adrien César, amené par le car de police secours. Il a violemment agressé un passant dans la rue. Après examen nous avons diagnostiqué un état avancé de dédoublement de la personnalité aggravé par une paranoïa délirante. Le malade a été mis à l’isolement et sous traitement médicamenteux.

                                                        ***

Derrière son bureau l’homme en costume anthracite, à la figure taillée à la serpe et aux cheveux gris en brosse hochait de la tête en écoutant son interlocuteur au téléphone :

  • Parfait les choses reviennent dans l’ordre… !