Nouvelle écrite à plusieurs mains

 

 

Quand ce jour-là, Ernest Pécuchet sortit de chez lui, il était loin d’imaginer comment sa journée allait se dérouler.

Le fond de l’air était frais et Ernest regretta de ne pas s’être couvert plus chaudement.

Mais comme il était en pleine force de l’âge, il oublia vite ce regret et d’un pas alerte il se rendit le plus rapidement possible à l’arrêt du 92, autobus qu’il prenait régulièrement pour se rendre à son travail.

Au passage, il salua, d’un hochement de la tête, son épicier qui sortait de ses fruits et légumes, devant le la façade de son magasin.

Cela faisait plus de vingt ans que l’épicier était implanté dans la rue et les deux hommes se connaissaient bien.

Ernest appréciait l’humour de ce commerçant qui avait affiché sur le frontispice de son magasin : « Chez Momo ».

Quand il avait le temps, Ernest échangeait avec Momo les pronostics pour le PMU.

Momo avait toujours des « gagnants » potentiels à refiler à son client.

Mais les « tuyaux » étaient le plus souvent crevés, sauf le jour où Ernest avait encaissé la somme mirobolante de 500 € avec un quinté dans le désordre.

Si l’on pense qu’Ernest allait disséminer cette coquette somme en fantaisies superficielles on se trompe lourdement. Ernest ne put oublier qu’il devait cette petite fortune à Momo son épicier facétieux, aussi lui proposa-t-il d’investir dans l’élargissement de son commerce. Si bien que l’étal de Momo où les habitués trouvaient fruits et légumes de saison, plus quelques figues et dattes venues de son pays furent surpris d’y découvrir toutes sortes d’objets. Il y avait un rayon “Sons et bruits de nos régions” où l’on pouvait acheter crécelles, sifflets imitant les chants d’oiseaux, petites boîtes beuglant comme des vaches quand on les retournait, coussins péteurs, cornemuses et cabrettes miniatures et tant d’autres petites choses sonores. Pour attirer le chaland Ernest et Momo, devenus les meilleurs amis du monde, jouaient et tiraient des sons si inattendus dans les rues de Paris que l’affaire se révéla passionnante et finalement assez lucrative. À l’achat de quelques fruits, les clients repartaient avec, par exemple, un petit instrument rappelant le “zoumzoum” des insectes butinant les fleurs des fruitiers au printemps.

Voilà pourquoi Sophie, qui avait appris l’existence de « chez Momo », vint visiter le lieu avec son petit-fils Maxime ; retraitée, éprise d’art et de création artistique en tous genres, elle pensait que le gamin aimerait cette boutique.

Ce fut pour les deux visiteurs une Caverne d’Ali Baba qui s’ouvrait à eux.

Ils se régalèrent de dattes, de figues, de noix, et de pâtisseries. Ils jouèrent des crécelles, des coussins péteurs, des cabrettes miniatures, des imitations de meuglements de vaches, de sifflets.

Tout cela s’accompagna de leurs rires bruyants et joyeux.

La grand-mère était subjuguée par tant d’objets étonnants ; Maxime se trouvait fasciné par ces merveilles. Le môme de sept ans se mit à danser devant l’étal comme un jeune animal souple, gracieux, un peu fou.

 

Pour la première fois, Maxime s’exprimait d’une manière harmonieuse avec son corps et son esprit. Sophie était ravie, car Maxime était autiste.

Elle avait assisté à l’accouchement de sa fille.

Cela s’était très mal passé ! Oxygène quand tu manques…

À chaque fois que Sophie pensait à son petit-fils des vers de Victor Hugo lui venaient à l’esprit.

 

Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,

C’était Maxime —

Mais les soins, la persévérance, et l’amour,
Prodigués à sa vie en naissant condamnée,
L’ont fait deux fois l’enfant de sa mère obstinée,

 

La fille de Sophie avait essayé de trouver en vain un établissement spécialisé ou son fils pourrait s’épanouir et progresser.

 Aujourd’hui Maxime était transformé.

Un moment il s’immobilisa tenant un l’objet qui l’intriguait.

Momo s’approcha et lui expliqua comment il fallait faire. Ce fut une révélation…

Tandis que l’enfant tournait la manivelle de la boite à musique, les notes de la petite musique de nuit de Mozart s’élevèrent et les yeux de Maxime s’illuminèrent.

Sophie comprit que la grâce était tombée sur l’enfant.

 

Mordre à pleines dents dans une pomme rouge alors que les notes de musique résonnaient encore dans sa tête, Maxime avait l’impression de naître, et lui qui avait pour habitude de tout garder pour soi résistait difficilement à l’envie de crier «  ne sentez-vous pas comme c’est beau et comme c’est bon ? ». Il lui semblait tout à coup que communiquer son plaisir de mordre le fruit, que dire son envie de réécouter la petite musique dès qu’il en aurait fini avec la dernière bouchée, c’était vivre ! Momo et Ernest, ébahis, lisaient une profonde émotion et une joie immense dans les yeux embués de Sophie. Il était enfin arrivé ce moment tant espéré où Maxime sortirait de lui-même. Elle s’assit sur un petit tabouret placé sur le trottoir, les mains sur les genoux, près de l’étal où s’accumulait les objets hétéroclites que Momo et Ernest avaient rassemblés pour épater les clients. Elle se sentait vidée de son énergie, cette énergie qu’elle avait mobilisée pendant des années pour assister sa fille à entourer d’amour et de patience ce petit garçon que la vie leur avait légué. Elle se sentait tout à coup le droit de s’abandonner et fondit en sanglots. Ernest et Momo témoins de ce petit miracle lui saisirent chacun une main et Ernest se dit que l’argent, si souvent mal placé, avait permis par l’achat de tous ces bidules apparemment inutiles un dénouement heureux, qui enchanta sa conscience d’honnête homme.

 

Comme le dit Jean-Pierre, mon ancien collègue, “est heureux celui qui donne”. Quand il répétait cette phrase, j’avais envie de rire parce que j’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi égoïste et radin. Il était de ces êtres pour qui les actes et les paroles sont complètement séparés.

Ernest, lui, était heureux que son geste fasse du bien à l’enfant. Il proposa à Momo d’ouvrir une bonne bouteille à l’occasion de cette rencontre et de ce succès ; les trois adultes trinquèrent et dégustèrent un délicieux muscat. À Maxime, Momo servit un verre de jus de raisins ; des noisettes et des pistaches agrémentèrent leur petit verre.

Dans un coin de la boutique, près des crécelles et des sifflets, gisait une guitare ; Sophie l’avait repérée ; retrouvant de l’énergie, elle s’en saisit, la dépoussiéra un peu, l’accorda et se mit à gratter quelques accords ; elle se mit à chanter ” Bella Ciao”, accompagnée de l’instrument.

Parfois, il arrive comme cela qu’un évènement fortuit, le hasard d’une rencontre, une toute petite chose, un détail, détermine toute une vie. Si Ernest n’avait pas sympathisé avec Momo, si ce dernier ne lui avait pas ce jour-là conseillé ces chevaux-là, si Ernest n’avait pas décidé d’utiliser son pécule pour diversifier l’activité de son ami Momo, si le nouveau rayon “Sons et bruits de nos régions” n’avait pas donné à la grand-mère l’idée d’y emmener son petit-fils Maxime, ils n’auraient pas été tous là en train d’écouter Sophie chanter Bella ciao à la guitare. Et pourtant toutes ces petites choses s’étaient enchainées, naturellement… et, sans que personne ne s’en doute, un destin était en train de se nouer là, en cette fin d’après-midi d’octobre, dans un coin de cette boutique.

Il faut dire que Sophie connaissait Bella Ciao bien avant que Maître Gims remette étrangement cette chanson résistante “à la mode” : elle l’avait apprise dans les kibboutz où elle avait séjourné plusieurs années dans les seventies.

Un très vieil homme passait sur le trottoir désert à cette heure-là, et ce chant lui rappela sa jeunesse militante. C’était Sandro, un Italien, ancien militant syndicaliste et ancien professeur à l’université de Bologne. Il visitait Paris et son cœur fit un bond lorsqu’il entendit Sophie et sa guitare. Sous le charme et plein de nostalgie, Sandro pénétra dans la petite boutique.

Et là, le jeune Maxime, sept ans, s’approcha et s’adressa à lui en italien. Il fallait se rendre à l’évidence : lui, l’autiste qui n’avait jusqu’à ce jour prononcé que quelques mots, parlait avec aisance dans la langue de Dante. La guitare en tomba des mains de Sophie.

“Désir de vivre encore ?” C’est ce que Maxime venait de dire dans un italien presque parfait dont seul Sandro pouvait détecter quelques traces d’accent français. Il faut dire que c’était la première fois que Maxime prononçait en public des mots de cette langue qu’il avait apprise dans la solitude et dans le secret de sa chambre. Sa grand-mère Sophie en certaines soirées d’été prenait sa guitare et chantait en italien pour sa fille et pour lui et c’est elle qui, sans le savoir, lui avait donné envie de l’apprendre. Maxime, qui ne les avait jamais manifestées dans les voies d’accès à la connaissance qu’on lui avait proposées jusque-là, possédait de grandes facilités d’apprentissage. Les quatre adultes restèrent interloqués, mais Sophie et Sandro qui avaient compris échangèrent un regard, un regard étonné devant le degré de maturité que manifestait une telle question dans la bouche d’un si jeune enfant. Sandro était un vieil homme usé, trop souvent prisonnier de ses souvenirs de lutte, déçu de voir que le monde n’avait pas pris les orientations qu’il avait appelées tout au long de sa vie, il ne pensait pas au suicide, non, mais il était tenté d’abandonner et de se laisser mourir. Bien qu’il connût parfaitement le français, il lui répondit en italien, une forme de respect pour cet étrange garçon : “Oui ! Surtout si je dois rencontrer des enfants tels que toi !”.

Ernest venait de débusquer dans le fouillis qui faisait maintenant la réputation de la boutique de Momo un objet qu’il tendit à Sandro : “Tenez, voici un tout petit piccolo qui vous rappellera votre pays”. Ni l’italien, ni Sophie, ni même Maxime ne relevèrent le pléonasme, mais Sandro porta l’instrument à ses lèvres et il en sortit la mélodie introductive du ” Va pensiero” de Verdi que Maxime et Sophie entonnèrent à l’unisson. Des passants intrigués s’étaient arrêtés et certains même se joignirent au chant que bien sûr beaucoup connaissaient. Tout en jouant Sandro était envahi d’émotion, entendre cette musique, symbolique dans son pays, doucement chantée ici dans sa langue et dans un pays étranger le transportait un instant dans ce monde dont il avait si longtemps rêvé.

Enfin, tout bien considéré ce monde dont il avait si longtemps rêvé n’était pas à la hauteur de ses espérances de jeune homme.

Les traits de ce vieil homme usé firent revenir Sophie bien longtemps en arrière.

 Toute sa vie d’autrefois rejaillit brutalement.

Jeune fille au pair dans la famille Agnelli, elle avait rencontré Sandro au bord du lac de Côme en promenant Giuseppe le petit garçon dont elle avait la garde.

Le coup de foudre avait été immédiat ! Il faut dire que Sandro avait cette beauté que l’on imagine des centurions romains et le bagout qui caractérise les Italiens.

Sophie n’avait pas résisté longtemps et avait quitté le lendemain la famille Agnelli pour partir avec son amant.

Elle, petite jeune fille rangée, tombait dans une vie exaltante : Sandro faisait partie des Brigades rouges.

Les Brigades rouges étaient une organisation terroriste d’extrême gauche italienne, visant particulièrement les policiers et les magistrats.

 

Les Brigades rouges ont commis de nombreux attentats et assassinats, notamment l’enlèvement et le meurtre, en 1978, de l’ancien chef du gouvernement italien Aldo Moro.

Sans en faire partie, des Brigades rouges, Sophie avait participé modestement à certaines opérations.

Elle surveillait le déplacement de certains magistrats, transportait dans son panier à provisions des explosifs.

Elle s’enfuit en France quand elle apprît l’assassinat d’Aldo Moro. C’était trop horrible.

Sandro avait-il participé à cet assassinat ?

Elle ne le sut jamais et n’en eut plus de nouvelles…

Mais elle était enceinte…

Elle éleva sa fille toute seule.

Devant la boutique de Momo loin de l’Italie, Sophie était prise d’une angoisse terrible. Sa fille était-elle celle d’un assassin ?

Alors il advint encore quelque chose d’étonnant : Maxime, d’ordinaire si réservé et si taiseux, alla serrer la main du vieil homme italien et lui chuchota quelques mots dans l’oreille. Était-ce grâce à l’ambiance du magasin, du fouillis, des chants, de la musique ou à un mélange d’éléments touchant à son évolution personnelle, Maxime exprimait sa joie, son envie de vivre et de communiquer avec les autres. 

Sophie observait la scène avec des yeux écarquillés et une intense émotion, alors qu’une partie de ses pensées étaient tournées vers son passé italien encore peu démêlé. Elle fut frappée tout à coup par des ressemblances entre Maxime et Sandro : la couleur marron foncé de leurs iris, leur peau mate, leurs mains larges et courtes, et ce goût immodéré de la musique.

 

Voilà pourquoi, malgré la joie que lui procuraient les ressemblances entre Maxime et Sandro, Sophie ne put s’empêcher de penser à l’angoisse qui la taraudait. Sa fille était-elle celle d’un assassin ?

Retrouver Sandro tant d’année après avait été un immense bonheur. Cette communion d’âmes de Maxime avec Sandro devenu un vieil homme usé, que l’on voyait prisonnier de ses souvenirs de lutte était un miracle comme la vie en propose rarement.

Elle aurait pu se contenter de ces rencontres et en profiter sans se poser de questions.

Mais l’ignorance est plus insupportable que la connaissance de la vérité !

Elle essaya de se calmer…

Mais le ver était dans le fruit !

Elle profita d’un moment où Sandro était seul.

Elle lui prit doucement la main et murmura :

–        Hai ucciso Aldo Moro ?

 

Parfois il arrive que le bonheur tienne à peu de chose, seulement à quelques mots…

Le vieil homme se pencha vers l’oreille de Sophie :

– Quel giorno mi sono rifiutato di partecipare all’operazione !