Il est des souvenirs qui marquent toute une vie.

Nous étions là, tous les deux au bord de la Marne.

En ce temps-là, il était encore possible de se baigner dans cette rivière aujourd’hui polluée.

C’était un dimanche et avec nos parents nous pique-niquions dans un champ au bord de l’eau.

Mon frère et moi nous jouions à lancer des bâtons dans l’eau et à suivre leurs progressions dans le courant.

J’ose dire que nous étions plus que frères, car nous étions jumeaux. Une gémellité si parfaite, qu’il était pratiquement impossible de nous distinguer. Notre mère que notre ressemblance amusait accentuait notre similitude en nous habillant de la même façon et nous avions la même coupe de cheveux.

Si elle avait osé elle nous aurait donné le même prénom, mais elle s’était contentée d’en choisir des proches : Pierre Louis pour mon frère et Pierre Édouard pour moi.

 

Je ne me souviens plus très bien, les choses ayant été trop rapides.

L’un de nous tenta de récupérer un bâton qui s’était rapproché de la berge.

Quoi qu’il en soit je me suis retrouvé dans l’eau, mon frère à côté de moi. Nous nous débattions tous deux dans l’eau noire de la Marne.

Certes nous avions commencé à apprendre à nager dans une piscine. Mais ces rudiments de natation ne nous servaient à rien dans cette eau froide et avec le choc thermique que j’avais ressenti.

Je tentais de m’accrocher à mon frère et lui faisait de même, avec, pour conséquence, d’accentuer notre immersion.

Le souvenir est encore présent dans le mémoire, j’avais perdu tous mes repères, le haut, le bas n’avaient plus aucun sens. Mes yeux ne percevaient qu’une lumière verdâtre qui semblait venir de nulle part. En temps ordinaire j’aurais compris que c’était la surface qui surplombait ma tête. Mais j’étais trop affolé pour donner ces mouvements de pieds qui m’auraient permis de remonter. Au lieu de bloquer ma respiration, je respirais de manière anarchique ce qui avait pour effet de remplir d’eau mes poumons.

Aujourd’hui je ne me rappelle que de mon affolement, de l’atroce sensation accompagnant mes poumons se chargeant d’eau. La mort ne signifiait rien pour moi. Seul l’instinct de survie m’incitait à me débattre. Ensuite ce fut le trou noir…

Ce qui se passa ensuite, je n’en ai aucune idée. La seule chose que j’ai encore en mémoire c’est de m’être réveillé dans une chambre d’hôpital avec un énorme mal de tête et aux bras un tas de fils et de tubes reliés à des machines. Mes parents étaient à mes côtés éplorés. Ce sont leurs récits qui me restent aujourd’hui en tête.

Un jeune homme qui se promenait sur le bord de la Marne nous voyant nous noyer, avait plongé et nous avait ramenés sur la berge à l’aide d’autres témoins présents.

 Plusieurs personnes nous avaient fait du bouche-à-bouche et les pompiers étaient venus un quart d’heure après, nous avaient transportés à l’hôpital.

Mais il était trop tard pour Pierre Louis…

 

Outre l’immense chagrin de perdre mon jumeau cette disparition fut un drame et il reste le drame de ma vie !

Comme tous les jumeaux Pierre Louis et moi nous étions semblables. Semblable physiquement bien sûr, mais aussi intellectuellement. À l’école primaire, nous avions les mêmes résultats. Et sans doute nous aurions poursuivi le même parcours scolaire au collège, au lycée et dans l’enseignement supérieur.

Sans me vanter, je puis dire que j’effectuais une bonne scolarité, mais mes parents après la perte de mon frère l’avaient sacralisé.

 Combien de fois ai-je entendu dire quand je leur présentais un bulletin plus qu’honorable :

  • Oui c’est pas mal, mais Pierre Louis lui aurait eu de bien meilleures notes que toi !

Quand vous faites tous vos efforts pour satisfaire votre père et votre mère ce genre de réflexion crée un traumatisme.

Plusieurs fois j’aurais voulu répliquer devant ses remarques injustes, mais au moment de le faire je comprenais que mes parents ne s’étaient jamais remis de cette mort effroyable. Dans le fond c’est moi qui aurais pu me noyer. Et c’est moi qui aurais été sacralisé…

Aujourd’hui quarante ans après le temps a mis du baume sur la disparition de mon frère.

Certes, à certains moments je me surprends à penser à ce jour terrible et à revivre les affres de notre noyade, mais une interrogation m’obsède !

Est-ce moi ou Pierre Louis qui s’est noyé dans la Marne ?

On peut raisonnablement se poser la question !

À la vérité notre mère que notre ressemblance amusait accentuait notre similitude en nous habillant de la même façon et nous avions la même coupe de cheveux.  Mais comme il fallait néanmoins, qu’elle nous distingue, l’un de l’autre, elle avait acheté un tee-shirt bleu à Pierre Louis et à moi, un tee-shirt rouge.

Mais comme nous étions taquins pour nous moquer de notre entourage, parfois nous échangions nos vêtements.

Et c’est justement c’est que nous avions fait ce jour de piquenique et plusieurs fois !

Quarante ans après, je ne me souviens pas, si au bord de l’eau j’avais un tee-shirt bleu ou un tee-shirt rouge.

L’enfant qui avait survécu avait un tee-shirt rouge ! Mais était-ce Pierre Louis ou Pierre Édouard ?

Depuis que cette idée m’était passée par la tête, elle m’obsédait : étais-je lui ou moi ?

Je ne pouvais passer devant une glace sans me demander : cette image est-elle celle de Pierre Édouard ou celle de Pierre Louis ? Après tout, mon interrogation n’était pas si stupide que cela. Le médecin qui avait signé l’acte de décès et d’un petit garçon noyé dans la Marne avait signé l’acte de décès d’un petit garçon muni d’un tee-shirt bleu.

Peu d’individus doivent éprouver ce que je ressentais maintenant :  étais-je moi-même ou tout au moins ce que je croyais être depuis l’âge de sept ans ? Administrativement il n’y avait aucun problème, j’étais Pierre Édouard et depuis 40 ans. D’ailleurs quelle importance cela pouvait-il avoir ?

Je prenais conscience que dans notre société nous existons sous deux entités : une entité administrative et une entité matérielle !

Je ne suis pas seul à subir ce désagrément.

Plusieurs faits dans l’actualité montrent la réalité de cette dualité. Tel homme qui apprend son décès supposé par le journal et a toutes les difficultés à prouver l’erreur.

Un autre se voit voler son identité administrative et surtout bancaire et est accusé de détournement de fonds.

 

Je n’osais partager mon anxiété avec personne. Ni avec ma famille ni avec mes amis. Mon fantasme leur semblerait tellement absurde, qu’ils m’écouteraient certes gentiment, avec compassion, mais sans réaliser la profondeur du doute qui m’étreignait.

Je vivais ainsi plus d’une année dans ce mal-être avec ma double identité.

Est-ce que le hasard fait bien les choses ? Nul ne peut le dire, mais c’est par hasard que je tombais sur une annonce.

 

Le kit MyHeritage DNA vous permet de tester votre ADN et de révéler des informations précieuses sur votre histoire familiale et votre origine ethnique. Le kit se compose d’un écouvillon de joues simple (pas de sang ou de crachats requis) et l’utiliser ne prend que 2 minutes. Ensuite, envoyez l’échantillon au laboratoire d’ADN MyHeritage pour l’analyse et en 3-4 semaines, vous serez invité à consulter vos résultats en ligne.

Voilà la solution, j’allais profiter des progrès de la génétique pour lever le doute qui me hantait. Un prélèvement dans l’intérieur de ma bouche ne poserait aucun problème et j’aurais les résultats en quelques semaines.  Mais mon origine ethnique ne m’intéressait pas vraiment et je n’ai aucun doute, la ressemblance ne permet pas d’en douter : je suis le fils de mon père. Et malheureusement il est impossible de prélever un échantillon sur mon frère jumeau.

Mais la réalisation d’un test ADN m’avait ouvert de nouveau horizon. Je me plongeais dans la littérature sur le sujet. Il y était précisé :

Les cheveux et les ongles sont aussi utilisables pour réaliser des tests génétiques. Il faut des cheveux munis de leur bulbe ou racine pour faciliter le test, 10 à 15 brins suffisent.

Ce fut une fulgurance dans mon esprit, la solution était là !

Me couper une poignée de cheveux ne poserait aucun problème et je savais que mes parents gardaient précieusement dans un album une mèche de mes cheveux et une de mon frère.

Néanmoins au cours de mes lectures sur la gémellité, j’avais lu :

Il n’est pas possible de différencier l’ADN de vrais jumeaux.

Les jumeaux identiques présentent exactement le même profil d’ADN, empêchant même certaines enquêtes judiciaires d’aboutir.

Mais des mutations épigénétiques apparaissent au cours de la vie en fonction de facteurs environnementaux (le tabac, l’alcool, l’exercice physique, etc.). Elles ne modifient pas directement la séquence d’ADN et ne se transmettent pas à sa descendance. En fait, elles proviennent d’une modification de mécanisme moléculaire qui active ou inhibe un gène.

De nouvelles méthodes d’analyse permettent de différencier les profils de deux jumeaux en se fondant sur des mutations génétiques apparaissant au cours de la vie.

C’est triste à dire, comme il était mort, l’ADN de Pierre Louis n’avait pas dû muter, tandis que moi l’environnement avait dû agir sur le mien…

 

Je n’eus aucune difficulté à subtiliser, discrètement, une quinzaine de cheveux de Pierre Louis dans l’album.

 

Cela avait été l’angoisse en ouvrant l’album, car je savais que pour identifier quelqu’un avec certitude, il faut que le cheveu ait été arraché avec son bulbe. C’est en effet l’unique partie possédant des cellules dont les noyaux contiennent de l’ADN dit nucléaire – le seul utilisable pour l’analyse.

Grâce à Dieu il restait quelques bulbes sur les cheveux de mon frère. Rétroactivement je pensais que le prélèvement ne s’était pas fait sans douleur. Mon jumeau avait dû bouger lors de la coupe.

 

 

Je n’eus aucune difficulté à envoyer mes prélèvements en Belgique où se trouvait le laboratoire qui devait réaliser les tests.

Il était spécifié que je n’aurais pas les résultats avant au moins une semaine.

Jamais le temps ne me parut si long…

La semaine écoulée, je guettais chaque jour le courrier.

Et rien ne venait ! Je devais me retenir pour ne pas téléphoner au laboratoire pour savoir s’il avait bien reçu mon envoi.

Enfin un jour en ouvrant ma boîte à lettres, je l’aperçus !

Pas moyen de confondre cette lettre avec une autre, elle était timbrée en Belgique, une enveloppe anonyme, car le laboratoire m’avait affirmé la discrétion.

Le cœur battant, je l’ouvrais doucement reculant l’instant du verdict.

Enfin je savais… j’étais Pierre Louis. C’était Pierre Édouard qui s’était noyé dans la Marne !