Comme chaque matin, lorsqu’il allait travailler, il enfila son manteau, sortit en laissant claquer la porte cochère puis se dirigea vers l’arrêt de bus le plus proche.

Ce parcours était immuable et cela faisait plus de dix ans qu’Adrien l’empruntait.

 

La vie d’Adrien Leborgne est monotone. Pas plus monotone que d’autres, mais pas moins. Peut-être est-ce cela qu’on appelle le bonheur ?

Adrien ne le sait pas, mais son avenir va être bouleversé.

On a beau chercher dans l’existence de ce Français moyen un détail croustillant ou insolite. On n’en trouve pas ou alors il est bien caché. La quarantaine, marié, deux enfants, employé dans une entreprise de plomberie, une maison achetée avec un crédit sur trente ans, des vacances tous les ans à la Grande Motte.

Adrien aurait eu une maîtresse cachée, des mœurs particulières, une addiction à la drogue, à l’alcool ou au jeu, une passion insolite : élevage de tarentules, collection d’enjoliveurs de roue ou de photos de Chantal Goya (toutes ces choses qui meublent une vie), son existence aurait pris une autre dimension. Mais non ! Rien de tout ça.

Une bonne entente avec sa belle-mère, jamais de disputes avec sa femme, son fils et sa fille bons élèves, aucune velléité d’affrontement avec leurs parents, de fugues, de bizarreries sexuelles ou comportementales, pas la moindre anorexie. C’en était désespérant !

Une autre piste serait de parler de son physique. Si Adrien était beau, on mettrait en exergue son succès auprès des femmes, sa carrière de séducteur, une maladie sexuellement transmissible, un premier prix au concours du plus beau bébé à la crèche de Beton-Bazoches, une idylle avec sa professeure de français, les avances d’un adjudant lors de son service militaire. Mais non… en plus Adrien n’est même pas laid ! Une particularité qui aurait été d’un grand secours, il n’est que de consulter la littérature pour voir que l’on peut écrire des choses émouvantes et fortes sur la laideur de certains héros. Seulement Adrien Leborgne est quelconque…

On aurait pu s’intéresser au passé de cet homme, mais compte tenu de son présent, il est sans intérêt ! Il a peut-être un jardin secret, mais il serait indiscret de le révéler…

En sortant de l’autobus, où comme à l’habitude il avait pu vérifier que la matière humaine est infiniment compressible, il s’aperçut qu’une main experte lui avait subtilisé son portefeuille.

 Si cet incident ne mérite pas la une d’un journal, il représente pourtant pour la victime un traumatisme important. Celle-ci pense tout d’abord à l’argent, mais il est rare que le portefeuille d’un Français moyen soit tellement garni, surtout en cette période de crise. Plus angoissant est le constat de la disparition de la carte bancaire. Ce n’est que lorsqu’on la perd que l’on mesure les dérives possibles. Heureusement, les banquiers dans leur sagesse protectrice ont inventé la procédure d’opposition qui vite enclenchée, permet à la malheureuse victime de se soucier dans un deuxième temps des papiers d’identité et faisant appel à sa mémoire et d’en dresser l’inventaire. On ne dira jamais assez l’importance de ces bouts de papier ou de plastique sans lesquels l’individu cesse d’exister administrativement. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux drames des « sans-papiers » pour en mesurer la gravité.

Après de longues démarches Adrien Leborgne réussit finalement à reconstituer, moyennant finance (il faut bien que l’État vive), son assortiment de cartes d’identité diverses.

Cette péripétie aurait pu en rester là si le destin n’avait pas suivi une autre orientation…

La vie d’Adrien reprit son cours monotone. Il avait un peu oublié l’incident de l’autobus. Quelques mois plus tard, il reçut une lettre. Un courrier l’informait que le remboursement mensuel du crédit qu’il avait souscrit auprès d’une banque dont il ignorait même l’existence n’avait pas été honoré depuis trois mois et que dans ces conditions, ladite banque lui demandait de rembourser la somme empruntée majorée des intérêts non versés et des pénalités de retard. Adrien Leborgne faillit avoir un infarctus en lisant le montant réclamé : quatre cent quinze mille deux cent soixante-trois euros. Il se rassura en se persuadant que c’était une erreur manifeste et que tout allait rentrer dans l’ordre en contactant la banque. Cet espoir fut de courte durée, le responsable qu’il eut en ligne lui assura qu’il n’y avait aucune erreur et que la personne ayant souscrit le crédit avait authentifié la transaction en présentant des pièces d’identité parfaitement valables. Il n’eut pas plus de succès en se rendant au siège de la banque, le directeur qui le reçut personnellement contesta sa réclamation : tout dans le dossier attestant la régularité de l’emprunt. Il l’avertit en même temps que faute d’un remboursement dans les trois mois la banque déclencherait une action en justice et qu’un huissier procéderait à la saisie de ses biens.

En rentrant chez lui, Adrien Leborgne n’était plus que l’ombre de lui-même. Sa femme essaya en vain de lui remonter le moral et lui suggéra d’aller porter plainte. Cette idée lui redonna du courage et c’est plein d’espoir qu’il se rendit le lendemain au commissariat de son quartier. Son enthousiasme renaissant, fut vite douché quand l’officier de police, qui enregistra sa plainte lui dit qu’elle n’aboutirait pas. Son cas n’était pas unique, nombreuses étaient les personnes qui perdaient leurs pièces d’identité. Quand celles-ci tombaient entre des mains malveillantes, après un rapide maquillage, des spécialistes de ce genre d’arnaque mettaient leurs victimes sur la paille.

Malgré le dépôt de plainte, l’organisme bancaire ne voulut rien savoir. Il voulait la restitution immédiate des quatre cent quinze mille deux cent soixante-trois euros augmentés des intérêts et des pénalités de retard. Adrien Leborgne essaya une nouvelle fois de plaider sa cause, arguant de sa bonne foi. Le directeur lui suggéra de vendre le bien acquis… Dans sa détresse notre pauvre homme n’y avait pas pensé. D’ailleurs il ignorait même l’adresse de la maison qu’il était censé avoir achetée à crédit. De plus il était étonné que la banque eût accordé un nouveau crédit à son nom alors qu’il restait encore une vingtaine d’années à régler sur celui de la maison qu’il avait acquise avec sa femme. Le banquier lui répondit qu’il ne comprenait pas, mais que ces choses-là pouvaient arriver… De toute façon la première chose à faire était de vendre la maison, de rembourser et on régulariserait les choses ensuite.

L’adresse en poche Adrien Leborgne se rendit à Aubervilliers et faillit tomber à nouveau en apoplexie en voyant la maison qu’il avait « achetée » pour la somme rondelette de quatre cent quinze mille deux cent soixante-trois euros. La qualifier de masure eût été encore trop optimiste. Les murs étaient noirs et s’effritaient, le toit était percé, les vitres brisées. S’étant renseigné, à nouveau à la banque il apprit que la transaction avait été réalisée en l’étude de maître Pognon notaire à Aubervilliers. Celui-ci ayant accepté de le recevoir se souvenait d’un certain Leborgne venu avec un vendeur nommé Mirepoix, pour entériner la vente d’une maison à Aubervilliers. Ayant été faire un tour dans le quartier, maître Pognon avait trouvé le prix du bien disproportionné par rapport à l’état de la maison. Mais, en tant que notaire, il n’avait pas à porter de jugement, tout était conforme. Le dénommé Leborgne avait versé la somme de quatre cent quinze mille deux cent soixante-trois euros sur le compte de monsieur Mirepoix.

Muni de ces informations, Adrien Leborgne se rendit au commissariat. Deux jours plus tard, un appel téléphonique lui apprit que le compte de monsieur Mirepoix avait été clos et tout l’argent retiré. L’individu avait disparu sans laisser d’adresse…

Il ne restait plus qu’à Adrien Leborgne à vendre la maison. Tous les agents immobiliers contactés refusèrent de s’occuper de l’affaire : vous pensez une ruine… et située, en plus, à deux cents mètres d’une usine d’incinération d’ordures !

La seule personne qui vint en aide à Adrien fut son médecin qui adoucit sa vie avec une ordonnance bien garnie d’antidépresseurs.

C’est à ce stade de l’histoire qu’il faut parler d’Adrien Leborgne, pas celui dont on conte les malheurs depuis le début, mais l’autre.

La somme de quatre cent quinze mille deux cents soixante-trois euros, empochée, moins les trois cents euros versés à son complice le sieur Mirepoix, il était parti profiter du pactole à Nice dans la douceur méditerranéenne. Il aurait pu réserver une suite dans un palace niçois sous le nom de Johnny Vannier son véritable nom, mais il préféra le faire sous le nom de Leborgne ayant l’intention de profiter cette identité pour déménager en fin de séjour à la cloche de bois.

Johnny put ainsi profiter de la vie de pacha que lui offrait l’hôtel Le Caruso donnant sur la promenade des Anglais. Le personnel était au petit soin pour lui, le client n’étant pas avare de pourboires. Il avait loué par l’intermédiaire du concierge du palace une superbe voiture de sport qui serait facturée sur son compte.

Quand il n’était pas au casino ou au restaurant il circulait dans l’arrière-pays niçois en faisant vrombir le moteur de sa Jaguar.

Cet après-midi-là alors qu’il était garé sur un parking, admirant la mer derrière la ville de Nice, une Mercedes noire s’arrêta à côté de lui. Quatre hommes en descendirent, chacun ayant un révolver à la main.

  • Salut, Adriano, te voilà de retour au pays ! Ça fait dix ans qu’on te cherche. Voilà dix ans que tu étais caché comme un bourgeois ! La chirurgie esthétique fait des miracles ! Tu avais changé d’identité… Ton faussaire a eu un petit souci… Après avoir causé, il est parti nourrir les rascasses ! Tu avais oublié les amis et tu pensais qu’eux t’avaient oublié ! Eh bien non ! Même dix ans après, la maffia n’oublie pas…

 

« Adrien Leborgne » s’écroula, transpercé de balles.

Johnny Vannier avait volé les papiers d’identité Adrien Leborgne, mais ce dont il ne se doutait pas c’est qu’il avait volé en même temps le passé du véritable Adrien Leborgne.