« J’en ai marre d’aller au lycée ».  Réponse de mon père : « Tu ne connais pas ta chance ! ». J’ai eu droit ensuite à discours lénifiant dans lequel il était question de carrière, d’argent, de famille. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de tout cela ! J’ai seize ans, je suis jeune et j’ai bien d’autres préoccupations… Les jeux vidéo me passionnent.  Je me relève en cachette la nuit pour y jouer. J’ai droit à des réflexions débiles du genre : as-tu terminé tes devoirs ? As-tu révisé tes leçons ? Des préoccupations d’adultes quoi ! J’expédie tout cela, ça me rase. Et ce sont des jugements incessants, sur les émissions de télévision qui me passionnent, sur mes goûts musicaux. Est-ce que je les critique moi sur leurs Jacques Brel, Barbara, Léo Ferré et autres chanteurs d’un autre âge ?

 

Je suis en seconde.

Le cours de monsieur Rotzer est commencé depuis 1 H 30. Je déteste la physique, la chimie et monsieur Rotzer…Pour qui se prend-il, ce vieux avec ses cheveux blancs et ses yeux bleus ? Il me soûle avec ses équations, ses formules et ses calculs. Avec mes copains, on s’amuse à noter ses tics. Tous les profs en ont et notre liste est bien étoffée.  Une expression revient souvent dans sa bouche, d’où son surnom : « Pourcefer ».

Un coup d’œil discret sur ma montre. Plus que cinq minutes et c’est la récré ! J’espère que Pourcefer terminera à temps et ne nous imposera pas la fin d’une démonstration ! Ça sonne ! Ouf ! Le prof a justement terminé. Il range ses affaires. Enfin libre ! Plus que 2 heures et les vacances de la Toussaint débuteront…

Deux heures de Kelkesoi à subir. Les maths ne l’ont pas arrangé !   

 

 

Enfin, elles commencent…

Je vais chez mes grands-parents en Savoie.  Je m’assois dans le compartiment. Il y a déjà trois personnes. J’aime bien les rencontres de voyage. Dommage encore des vieux !  Je sors une BD. Quelqu’un s’installe en face de moi. Je lève les yeux. Je sursaute : Pourcefer ! C’est ouf !

Il me sourit. Je ne peux m’empêcher d’en faire autant. Laurent… il connaît donc mon prénom ! Il m’interroge sur mes vacances, ma famille. Il me parle de la sienne. C’est comme si un voile se déchirait. Je vois Pourcefer sous un autre jour. Les profs seraient donc des hommes comme les autres ! Je sais maintenant qu’il a une femme, deux fils et une fille, une maison en Savoie. Qu’il adore les promenades en montagne.

À Grenoble, il me quitte en me serrant la main.  Je suis chamboulé, toutes mes valeurs sont bouleversées…

 

Au premier cours de la rentrée Pourcefer…, pardon, monsieur Rotzer me sourit. Il y a une sorte de complicité entre nous.

Je ne sais pourquoi, mais à partir de ce jour, j’ai trouvé la physique et la chimie intéressantes.

 

Aujourd’hui je viens de passer mon doctorat de chimie. Toute ma famille est dans la salle.  Dans un mois je pars en voyage de prospection en Amérique du Sud pour TOTAL. Un long voyage où sans nul doute je ferai de nombreuses rencontres. Derrière ce bureau, je ne peux m’empêcher de penser à lui : sa blouse blanche, ses cheveux blancs, ses yeux bleus. Qu’est-il devenu ? Est-il parti à la retraite ou s’escrime-t-il avec une craie, sur le tableau noir de la salle 303, pour d’autres Laurent ?