Vous rencontreriez Albert Bonnard dans la rue, vous le remarqueriez à peine, tant il est vrai qu’Albert Bonnard a le profil du Français moyen. Ni trop grand, ni trop petit. La quarantaine passée. Comme chez beaucoup d’hommes ses cheveux se font rares, leur texture augurant d’une calvitie inéluctable. Ce n’est pas la beauté qui caractérise Albert Bonnard, mais il est dans une honnête moyenne et bien des femmes se contenteraient de cet homme d’autant plus, qu’à partir d’un certain âge, « la denrée » se fait rare, sur le marché. En plus Albert Bonnard a une qualité appréciable pour la gent féminine : il est célibataire ! La cerise sur le gâteau, il a une superbe et fine moustache à la Clark Gable : détail fortement apprécié par certaines dames ! Un homme célibataire à quarante ans peut sembler suspect. On peut tout imaginer : une tendance à l’homosexualité ? Ce n’est pas le cas d’Albert. Un caractère difficile, des mœurs particulières, une infirmité cachée ?

En tant qu’auteur de cette nouvelle, je me dois de défendre mon héros. Albert Bonnard est sain de corps et d’esprit.

Plus prosaïquement Albert n’a jamais rencontré la femme qui aurait pu bouleverser sa vie et le conduire à une union durable.

Depuis plus de quinze ans, il est clerc de notaire à l’étude de Maitre DuPonceau Gaillard. Il y est très apprécié, car il est très compétent et ponctuel.

Les circonstances de la vie ont amené Albert à faire des études de droit et à choisir cet emploi de clerc.

Avec un peu d’ambition, Albert aurait pu devenir notaire, mais ce n’était pas sa préoccupation première. Son ambition se situait ailleurs : Albert Bonnard souhaitait rejoindre la grande famille des inventeurs et des savants qui sont la gloire du genre humain, en quelque sorte devenir un « découvreur » …

Albert Bonnard a toujours été passionné par les sciences aussi bien physiques que biologiques. Il a conscience qu’il ne pourra accéder au club très fermé des découvreurs qu’à la condition d’avoir une base scientifique solide. La curiosité que lui reprochaient ses parents quand il était enfant est devenue maintenant une qualité.

Il a affiché (dans ses w.c.) une pensée de Pasteur (une de ses idoles) :

« Dans le domaine des sciences le hasard ne favorise que les esprits qui ont été préparés ».

 Ainsi Albert Bonnard a mis la science de son côté, mais le hasard est plus difficile à gérer !

Au cours de son travail d’autodidacte pour consolider ses connaissances Albert a découvert un mot dont la sonorité l’a intrigué, mais qui traduisait bien la pensée de Pasteur : « la sérendipité ».

« C’est le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue à la suite d’un concours de circonstances fortuites et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet. »

Albert a constaté que « Sérendipité » ne figurait même pas dans les dictionnaires français. Issu de serendipity, il signifie « don de faire des trouvailles » ou encore « quand on ne cherche pas, on trouve ». Christophe Colomb constitue un parfait « sérendipiteur », mais pas Isaac Newton dont l’histoire de la pomme est une légende. Le sérendipiteur est la personne qui sait tirer profit de circonstances imprévues.

L’un des plus fameux exemples de sérendipité est probablement la découverte de la pénicilline. Son inventeur, Alexander Fleming, découvrit en effet les propriétés de cette substance par hasard lors d’un retour de vacances. Il constata que les moisissures de penicillium notatum avaient tué les bactéries contenues dans une boite de Pétri oubliée sur une paillasse.

C’est un exemple bien connu qui a frappé des générations d’écoliers comme il a frappé l’esprit d’Albert. Un signe du destin ? Il possédait le même prénom que le découvreur de la relativité.

Quoi qu’il en soit Albert Bonnard de tempérament modeste ne se comparait pas à ce grand savant. Il espérait néanmoins figurer en bonne place dans le club des inventeurs et pourquoi pas tirer un certain profit de ses futures découvertes ? La fonction de clerc n’est pas vraiment rémunératrice et il étouffait un peu dans l’étude de Maitre DuPonceau Gaillard.

À côté d’Alexander Fleming, le grand exemple d’Albert était le navigateur Christophe Colomb. Parti pour découvrir une nouvelle route vers l’Asie, il découvre un nouveau continent ! Un exemple colossal difficile à égaler… Mais à aucun moment Albert ne souhaitait se mettre au même rang que Fleming, Pasteur, Einstein ou Christophe Colomb, il envisageait des inventions plus simples.

On ne s’en rend pas compte, car on s’y est habitué, mais autour de soi, l’ingéniosité humaine est partout. Ne parlons pas de la roue, du plan incliné et d’autres dispositifs qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Le plus souvent on ne connaît pas le nom de leurs inventeurs. Nous ne parlerons pas non plus de l’invention de l’eau chaude qui relève d’un trait d’humour ni du fil à couper le beurre dont le principe malgré sa simplicité est génial.

La sérendipité se niche dans des objets simples et quotidiens.

La gomme ! Nous l’utilisons tous. Quel objet plus banal ?

Elle date de 1770.

Jadis, on utilisait de la mie de pain pour enlever les taches d’encre. C’est donc en essayant d’attraper un morceau de mie, qu’un Anglais, Edward Nairne, attrapa sans faire exprès un morceau de résine d’hévéa. Il gomma une tache et se rendit compte que cette gomme naturelle marchait mieux que la mie de pain utilisé jusqu’alors. Et comme il avait l’esprit vif, il se lança rapidement dans le commerce de gommes naturelles.

 Et le velcro ! Si pratique pour fermer nos vêtements et nos chaussures, il a été inventé par Georges de Mestral en 1941. Mestral ne cherchait rien. Il promenait son chien. Et s’il cherchait quelque chose, c’était surtout de le débarrasser des fruits de bardane qui s’accrochaient aux poils de son chien. Il regarda les fruits au microscope. Cela lui donna l’idée d’une fermeture textile en nylon qui aboutit à un brevet de 1955.

On peut citer aussi le Coca-Cola, la boisson si répandue.
Accro à la morphine suite à un accident, un pharmacien d’Atlanta, John Styth Pemberton, mit au point un nouveau médicament (1886), sorte de sirop désaltérant, qui lui permettrait de décrocher peu à peu de la morphine. À l’époque baptisée « French Wine», la boisson est alors un mélange d’extrait de noix de kola, de sucre, de caféine, de feuilles de coca et d’extraits végétaux. La boisson, qui est mise en vente, est encore relativement éloignée du Coca que l’on connaît. Un jour où un serveur eut l’idée de diluer le sirop avec de l’eau gazeuse. Et voilà comment le Coca-Cola est né.

Plus récemment !

C’est en se faisant cuire deux œufs sur une poêle qu’un chimiste américain de la célèbre entreprise Dupont de Nemours travaillant sur des gaz réfrigérants et détectant par accident une matière cireuse et blanche aux propriétés remarquables eut l’idée de l’appliquer sur cet ustensile quotidien. Le revêtement Teflon était né !

Tandis qu’il notait sur un post-it les principales étapes de l’invention de la poêle Tefal, Albert Bonnard se pencha sur l’existence de ce petit bout de papier aux propriétés étranges. En quelques clics il sut tout sur son histoire.

Elle débute par la découverte au début des années 1970, par un chercheur de la société 3M, d’une colle aux propriétés étonnantes.
Ce produit qui « colle sans coller » adhère très peu et peut être collé et décollé plusieurs fois sans laisser de résidu. Cet adhésif innovant ne trouve alors aucune application concrète jusqu’en 1974, quand un autre chercheur eut l’idée d’appliquer la colle sur un morceau de papier qui peut être déplacé à volonté sans abîmer le support… Le post-it était né !

Une véritable ivresse s’empara d’Albert.

Il apprit également que le Viagra qui devait traiter l’hypertension et l’angine de poitrine fit une belle carrière dans un autre domaine !

Albert Bonnard était loin d’être un illuminé, il était conscient que toutes ces inventions nécessitaient des connaissances scientifiques, une disponibilité d’esprit, mais aussi le soutien d’un appareil industriel qu’il n’avait pas.

Pourtant de nombreux inventeurs avaient conçu leurs inventions sans aide matérielle substantielle.

Sa décision était prise, il allait explorer ce créneau. Le concours Lépine ! Tout le monde connaît cette institution « La Mecque » des bricoleurs géniaux, certains ont transformé leurs idées en poule aux œufs d’or.

C’est ainsi qu’il aménagea sa cuisine en atelier de bricolage. Il passa ses soirées, après l’étude et aussi ses week-ends, à imaginer et à concevoir la réalisation révolutionnaire qui allait lui assurer la notoriété, lui ouvrir la porte du club des découvreurs et lui apporter une aisance matérielle conséquente.

Il s’aperçut vite que la partie la plus délicate de son plan était de trouver l’idée géniale sur laquelle il s’appuierait.

Il était au courant des techniques de brainstorming. Ce « remue-méninges » qui consiste à réunir un groupe de personnes d’horizons divers afin de résoudre un problème en trouvant des solutions nouvelles, en laissant libre cours aux interventions sans même critiquer les plus saugrenues.

Malheureusement Albert Bonnard seul dans sa cuisine ne pouvait pas s’appliquer une telle technique…

Mais il en faut plus pour décourager un émule de Fleming ou de Christophe Colomb.

Après avoir longuement médité, surtout dans le silence de l’étude de Maitre DuPonceau Gaillard, plusieurs idées jaillirent : il allait créer… Un appareil à faire des fossettes…

Rien n’est plus beau de découvrir le sourire d’une femme ayant de magnifiques fossettes. Mais après avoir réalisé un prototype de cet appareil qu’il porta plusieurs jours, il s’aperçut que la souffrance ressentie était insupportable…

Le briquet solaire. L’ennuyeux, comme son nom l’indique, c’est qu’un tel briquet ne fonctionne que lorsqu’il y a du soleil, ce qui en exclut l’utilisation la nuit, les jours sans soleil et à l’intérieur des maisons. Donc une invention sans avenir commercial.

Un temps l’originalité d’une machine à faire des œufs carrés trotta dans sa tête. Il avait déjà élaboré un slogan pour la promouvoir :

« Vous avez une irrépressible envie de manger des œufs carrés ? Eh bien, figurez-vous qu’il existe une machine pour ça ! Une invention qui ne sert à rien et qui est donc forcément indispensable ». Il le sut ensuite, d’autres avaient eu la même idée, mais la commercialisation démontra que ce gadget était peu rentable…

Finalement il décida de réaliser dans sa cuisine une idée géniale, touchant un nombre important d’utilisateurs et donc susceptible de rapporter d’importantes royalties : le stick à beurre. Tout le monde pratiquement utilise du beurre. Quel plaisir de tartiner son beurre sur une tartine à l’aide du stick ! Fini les tartines qui cassent ! Plus besoin de couteau pour ajouter une lichée de beurre dans une assiette ou une casserole. C’est l’appareil ménager.2 !
C’est donc plein de confiance qu’il proposa son invention au Concours Lépine, certain d’y décrocher le premier prix. Dure fut la chute quand il rentra chez lui sans aucun prix…

Un autre que lui aurait abandonné, il décida de tenter sa chance dans un autre domaine.

En attendant de trouver une nouvelle opportunité, il reprit l’étude généalogique de sa famille. En tant que clerc de notaire, il était bien placé pour faire ce genre de recherches.

Qui peut affirmer que la sérendipité n’existe pas ? Un jour un de ses correspondants lui fit parvenir une information qui le laissa pantois : son arbre généalogique prouvait de façon irréfutable, que lui Albert était l’unique descendant de Christophe Colomb. Son illustre ancêtre Cristoforo Colombo était né, d’après les historiens entre le 26 août 1451 et le 31 octobre 1451 dans la république de Gênes était devenu ensuite Castillan puis mort à Valladolid le 20 mai 1506.

Comment cette information parvint-elle aussi auprès du cabinet américain d’avocats Lawson & Lawson personne ne le sait ? Quoi qu’il en soit les avocats le contactèrent et lui proposèrent d’attaquer les divers États américains afin que la paternité de ce continent soit reconnue à Christophe Colomb et que le dernier de ses descendants puisse bénéficier des richesses engendrées par cette découverte. Ils le feraient gratuitement, moyennant une rétribution de 10 % des sommes récupérées. Albert Bonnard savait que ce genre de procès était chose courante aux États-Unis. Internet le renseigna, ce cabinet avait déjà plaidé avec succès plusieurs affaires prestigieuses. Il se dit qu’il n’avait rien à perdre…

Le cabinet Lawson & Lawson avec son efficacité habituelle mena rondement les différents procès. C’est ainsi qu’Albert Bonnard put racheter les sociétés Procter et Gamble, Unilever et Nestlé et commercialiser enfin son stick à beurre…

Le cabinet Lawson & Lawson n’a pas voulu communiquer sur sa rémunération…