Cela fait des semaines que je lui en parle !

Au début mon ami s’était moqué de mon obsession, il ne comprenait pas que moi, ingénieur français, cartésien au possible, baignant dans les chiffres et les équations puisse brusquement quitter le monde de la réalité pour se complaire dans ce qu’il considérait, sans le dire, comme un trouble mental.

Nous étions à Madrid employés par un consortium franco-espagnol pour construire un train ultrarapide qui relierait Copenhague à Gibraltar.

Mais un ami est un ami, même s’il ne comprend pas mes lubies  il est capable de dépasser son incompréhension pour partager ses tourments.

Mon fétichisme pour une peinture le perturbait. Mais il était capable de dépasser son trouble.

Un soir il me dit :

  • Un de nos collègues m’a refilé le tuyau suivant. Toi qui passes des heures au musée à la contempler, tu pourrais l’avoir pour toi tout seul, toute la nuit. Ce collègue, sa passion se sont Les Ménines de Diego Velásquez au musée du Prado.
  • La nuit dernière il a quitté notre hôtel, a emprunté Gran vía, las Cibeles, Paseo del Prado, pour se rendre au musée du Prado, pour arriver Calle de Ruiz de Alarcón, une petite rue tranquille derrière le musée.

Il y a rencontré un homme qui pour 3000 €, l’a fait rentrer discrètement dans le musée.

J’aurais voulu que tu voies sa figure en extase quand il m’a raconté sa rencontre nocturne.

Il a été seul dans une salle immense où un seul tableau est éclairé : Les Ménines de Diego Velásquez !

Il pouvait admirer ainsi ce chef-d’œuvre, seul, dans un silence religieux. C’est quelque chose dont il rêvait depuis si longtemps !

Je lui fis remarquer tout de suite que la toile qui m’intéressait n’était pas au musée du Prado, mais au musée national de la Reine Sofia !

Certes me répondit mon ami : mais notre collègue m’a affirmé que l’intermédiaire avait ses entrées dans d’autres musées.

Je le remerciais de s’intéresser ainsi à moi, mais une visite nocturne au musée national de la Reine Sofia ne m’intéressait pas, d’autant que j’y allais fréquemment aux heures d’ouverture.

Il ne savait pas le pauvre, que l’adverbe « fréquemment » était faible, mes visites au musée étaient quotidiennes et je passais de longues heures à errer dans le musée, dont je connaissais maintenant les moindres recoins.

Ce musée contenait des merveilles ! Pourtant je venais, uniquement, pour voir la « Jeune fille à la fenêtre » de Salvador Dalí ! Quand j’ai vu ce tableau pour la première fois, cela fut une véritable révélation. Depuis je n’avais de cesse d’aller dans la salle où il était accroché pour l’admirer tant j’étais subjugué.

Les œuvres de Salvador Dali m’avaient fasciné bien avant que je les voie « en vrai » dans les musées. L’originalité de ses toiles le classait habituellement dans un nouveau domaine de la peinture et collait avec l’avant-gardisme de son concepteur.

Aussi quand je tombai en extase devant « Figura en una finestra » je fus surpris d’apprendre que ce magnifique tableau était de Salvador Dali.

C’était une œuvre de jeunesse, réalisée dans un style réaliste, représentant, Anna Maria, la sœur du peintre de dos à la fenêtre à Cadaqués.

Mais qu’attend Anna Maria plantée de de longues heures à sa fenêtre ?

Admire-t-elle seulement la mer qui scintille devant ses yeux ?  Rêve-t-elle à des voyages lointains ? Attend-elle le retour d’un être aimé ?

Son frère a su immortaliser sa silhouette et le peintre génial qu’il est a sûrement glissé la réponse à toutes ces interrogations dans sa toile.

Je ne sais si on peut me comprendre, mais ma passion pour ce tableau est d’un autre ordre que la passion du collègue de mon ami pour « Les Ménines » de Diego Velásquez au musée du Prado.

On peut aimer une œuvre et son peintre, mais dans mon cas cet amour est plus grand, j’aimais l’œuvre, le peintre et la femme…

Peut-on tomber amoureux d’une femme morte en 1989 ? D’aucuns diront que c’est une aberration de l’esprit ! Mais cette aberration je l’assume.

Cette aberration est d’autant plus grande que je suis tombé amoureux en la voyant de dos !

Je pensais en faisant des recherches sur Anna Maria Dalí y Domènech que lorsque je verrais une photographie d’elle, le charme serait rompu. Il n’en fut rien …

Moi je sais ce qu’Anna Maria attend…

Avec cet amour impossible, j’en suis réduit à errer dans le musée de la reine Sofia.

Comme j’ai des scrupules à rester en permanence dans la salle où est accrochée cette toile, je me promène d’une salle à l’autre. Combien de fois suis-je passé devant l’immense tableau de Guernica ? Mais inexorablement mes pas me ramènent devant « mon » tableau ! Quand un gardien est présent dans la salle, je fais semblant de m’intéresser aux autres tableaux puis je m’arrête plus longuement devant Anna.

Si un visiteur a le malheur de s’immobiliser trop longtemps devant « Figura en una finestra » je dois me retenir pour ne pas le pousser, tant ma jalousie est grande.

Pour être plus longtemps avec mon aimée, j’avais envisagé de postuler à un emploi de gardien de musée à la reine Sofia. Le directeur m’a éconduit poliment, mais fermement en voyant mon curriculum vitae universitaire !

On peut s’interroger sur ce qui me fascine dans le portrait de Anna Maria. Ce n’est certes pas la beauté de sa figure, l’éclat de ses yeux, la douceur de son sourire, la perfection de son profil, la peinture ne montre rien de cela. Dali a su esquisser, sous la robe transparente de sa sœur, ses formes harmonieuses, mais est-ce suffisant pour exalter le regard concupiscent d’un homme ? Dans mon cas ça l’est ! L’homme, que je suis, éprouve du désir pour ce corps féminin harmonieux, mais ce n’est qu’une facette des sentiments qui m’étreignent ! C’est un amour immatériel qui enjambe le gouffre du temps.

***

Ce jour-là comme à mon habitude, je m’approchai de « mon » tableau…

Je l’avais aperçu de loin, un papier était affiché sur la pancarte décrivant l’œuvre.

Je crus m’évanouir.

Il était écrit :

 « Este cuadro será prestado por un año al Museo Nacional de Bellas Artes de Buenos Aires para una exposición temporal sobre el pintor Salvador Dalí”*

Ce n’était pas possible “ils” osaient m’enlever ” mon tableau, je ne le verrais plus !

Je devins fou, je me précipitai sur le tableau et l’arrachai du mur. Le signal d’alarme retentit.  Un gardien se précipita sur moi. Je m’enfuis, le tableau collé sur ma poitrine.

Des gardiens accouraient de partout. Je ne pensais plus, je courrais, je vis une fenêtre.

Dans un effort surhumain, je fonçai sur elle et la vitre éclata. La dernière chose que mon cerveau perçut ce fut une douleur dans tout le corps, le souffle de l’air dans mes cheveux et le sol qui approchait inexorablement…

***

Salvador Dali posa son pinceau et en se retournant s’écria :

  • Anna Maria depuis que tu attends à ta fenêtre, il est enfin arrivé…