La vie d’Ernest Galuchon est un enfer.

Après une vie entière de labeur comme imprimeur il espérerait, la retraite venue, bénéficier d’une certaine quiétude. Bien que leurs deux pensions ne soient pas élevées, avec sa femme Augustine, ancienne coiffeuse, il était en droit d’attendre une existence plus calme dans une relative aisance. C’était un couple simple, ils estimaient avoir réussi leur vie, leurs deux enfants étant mariés avec des métiers corrects. À une certaine époque, ils avaient envisagé d’acheter, comme beaucoup de Français, une maison, mais la modicité de leurs traitements n’avait pas permis le paiement d’un crédit. Aussi toute leur vie ils avaient habité un appartement dans un immense ensemble à la périphérie d’une grande ville. Au début, quand ils s’étaient mariés, ils n’avaient trouvé pour se loger qu’un minable studio quasiment insalubre qu’ils louaient fort cher. Aussi ils avaient été bien contents, d’accéder à un logement social en banlieue, même si Ernest devait faire tous les jours deux heures de transport pour se rendre à son travail. Mais les choses s’étaient dégradées. Dans le bâtiment 4, la vie était conviviale, pratiquement tous les voisins se connaissaient et hormis certains heurts qu’entraîne une vie collective les jours s’écoulaient paisiblement. Si les apports multiculturels sont une richesse, ils sont aussi la source de conflits. Et en 2015 le niveau de saturation en éléments étrangers était largement dépassé à la cité « Bluettes », un ensemble de dix-huit immeubles. Les bâtiments, mal entretenus, s’étaient dégradés au fil du temps, les ascenseurs étaient souvent en panne plusieurs semaines de suite, une odeur d’urine persistante imprégnait les cages d’escalier, les tags jamais effacés accentuaient la déprédation des murs. En fait de richesse culturelle, les lieux étaient devenus le royaume de jeunes désœuvrés qui squattaient les entrées des immeubles se livrant à des trafics de drogue que les rondes pourtant fréquentes de la police n’arrivaient pas à juguler. Un certain nombre d’habitants excédés par cet environnement avaient réussi à déménager, mais la plupart étaient contraints de rester, essayant de survivre en s’enfermant dans leurs appartements. Pourtant de nombreux hommes politiques passaient dans le quartier, promettant, surtout au moment des élections, la réhabilitation des immeubles. Dans des communes voisines des réalisations de ce type avaient eu lieu, mais avec un succès mitigé, car cela n’avait pas pour autant résorbé le chômage et diminué la concentration trop importante de populations venues d’Afrique.

Ceci n’explique qu’en partie pourquoi la vie d’Ernest Galuchon est devenue un enfer. Comme les autres locataires du bâtiment 4, escalier 12, il endure cet environnement, mais en plus il est devenu de souffre-douleur d’un jeune beur de dix-neuf ans. Plusieurs fois celui-ci l’a bousculé, deux fois il lui a volé le contenu de son sac à provisions. Il a porté plainte en vain. Le policier débordé qui l’a reçu l’a interrogé. A-t-il été molesté ? Non ! Les policiers du secteur ont d’autres chats à fouetter : drogue, racket, véhicules volés ou incendiés. Le ministre parle beaucoup, mais n’agit pas !

Ernest Galuchon abattu quitta le poste de police.

Augustine essaya bien de lui remonter le moral, mais les arguments qu’elle développa ne suffirent pas à le sortir du désespoir dans lequel l’avait plongé l’indifférence du lieutenant au commissariat.

Il demeura claustré dans son appartement. Il s’alimentait à peine tellement était forte l’apathie engendrée par le traumatisme moral de son impuissance. Jamais Augustine ne l’avait jamais vu dans cet état. Toute sa vie il avait été un battant.

Mais même dans les situations semblant désespérées il existe un espoir.

Miraculeusement un matin Ernest Galuchon se leva, transfiguré. Il avait retrouvé l’énergie émoussée au fil des altercations avec le jeune beur et complètement annihilée par la réaction de la police du quartier.

À sa femme à la fois étonnée et satisfaite qui l’interrogea, la seule explication, qu’il lui fournit fut : les effets bénéfiques, du fortifiant qu’elle lui avait acheté. Mais lui savait bien qu’il n’en était rien…

À l’apathie succéda une fébrilité incessante.

Un matin il informa Augustine qu’il partait voir d’anciens collègues de l’imprimerie.

Le soir il revint, manifestement sa journée avait été bonne.

Ils regardèrent ensemble un film à la télévision. Quand sa femme fut endormie, il se leva doucement, sortit quelque chose d’une pochette que lui avait donnée Lucien au cours de l’apéritif.

Il tâta, froissa, présenta à la lumière. Il sourit, c’était vraiment un excellent travail, Lucien était vraiment un as.

Augustine était satisfaite de retrouver un « Ernest » de bonne humeur. Elle fut encore plus heureuse quand elle le vit sortir son appareil photographique. Il y avait longtemps qu’il traînait dans un placard. À une certaine époque, c’était une véritable passion, il ne partait jamais en vacances sans son Nikon. Il aimait aussi saisir la vie quotidienne de la cité, mais devant la dégradation de celle-ci il avait abandonné son hobby.

Son étonnement fut au maximum quand elle vit Ernest s’installer sur leur balcon muni de son appareil photographique et de jumelles.

  • Tu t’intéresses maintenant au voisinage ?
  • Oui j’en ai marre d’être calfeutré dans l’appartement, je vais faire un reportage photographique sur les « Bluettes ». Ainsi je réaliserai un album mettant en parallèle la vie d’aujourd’hui et celle d’antan !

L’ex-imprimeur accumulait les clichés. Une vraie mine d’or sur tous les petits dealers de la cité, mais aussi sur celui qui l’intéressait en premier lieu, Abdelghafour, son persécuteur. Il avait pu obtenir son prénom grâce au concierge du bâtiment 4, monsieur Mohamed Garbi, un brave homme habitant la cité depuis plus de trente ans. Intérieurement il avait ri quand Mohamed lui avait donné la traduction d’Abdelghafour : Serviteur du Tout-pardonnant. Il n’y aurait pas de pardon…

Les perles de ses clichés étaient les transactions entre les dealers et les gros pontes qui venaient périodiquement, dans de grosses Mercedes, relever le montant des ventes et approvisionner en marchandises « leurs employés ».

Ernest était aux premières loges pour assister le branle-bas de combat quand un véhicule de police se pointait à l’horizon. La drogue disparaissait dans des caches habilement dissimulées. Voilà des informations qui intéresseraient sans aucun doute les autorités, mais Galuchon voulait les garder pour son usage personnel…

Plusieurs fois en fin de soirée, Ernest, au grand étonnement d’Augustine, alla se promener dans les rues de la cité. Il avait besoin de se dégourdir les jambes et c’était l’heure où les environs étaient calmes…

Profitant d’une absence de sa femme qui était allée voir sa sœur, il déclencha le plan qu’il cogitait depuis des mois.

Il prit une bouteille d’huile d’olive qu’il déboucha soigneusement, en jeta une partie dans l’évier et compléta le contenu par un liquide visqueux. Bouché, le flacon était comme neuf !

Dans un cabas il plaça la bouteille, un vieux porte-monnaie qu’il avait garni du travail de Lucien. Il y ajouta plusieurs paquets de farine dont le contenu avait un lointain rapport avec l’indication de l’emballage.

Le cœur battant il descendit l’escalier 12. Alors que d’habitude il redoutait de rencontrer son persécuteur, aujourd’hui il n’avait qu’un souhait : tomber sur lui…

Il croisa plusieurs petits beurs, mais aucun n’était Abdelghafour. Au bout d’une demi-heure, déçu il allait rentrer. Quant au détour d’une rue, il tomba carrément nez à nez avec le jeune homme. Celui-ci lui barra la route avec un large sourire.

  • Alors grand-père il y a longtemps qu’on ne s’est pas vu ! Qu’as-tu dans ton sac ? Des provisions pour ton copain ? C’est gentil de penser à moi.

Ernest se retourna et péniblement essaya de courir.

Déjà le jeune beur était sur ses pas et violemment lui arracha le cabas. Le vieil homme tomba à genoux.

  • Tu es vraiment égoïste de ne pas vouloir partager avec ton pote. Pour la peine je vais tout garder !

En éclatant de rire, il s’éloigna. Ernest eut du mal à se relever, ses genoux lui faisaient mal, pourtant il sourit satisfait : cela avait marché…

Abdelghafour rentra chez lui. Il cria : maman j’ai fait des courses. Tiens ! prépare-moi un couscous aux fèves et à l’huile d’olive. J’ai un ami qui m’a offert quelques provisions. Il posa la bouteille sur la table. Ensuite il rangea les paquets de farine dans un placard.

La mère s’exécuta. Il y avait longtemps qu’elle avait démissionné. Seule pour l’élever, elle avait été incapable de l’empêcher de subir la mauvaise influence de ses copains de la cité. Parfois quand il était en colère il la battait.

Il gagna sa chambre et ouvrit le porte-monnaie. Il contenait quelques pièces et plusieurs billets de cinquante euros.

  • Il est con ce pépé. Se balader avec ses économies… Eh bien ! C’est bien fait pour sa gueule !

Décidément c’était une bonne journée pour Abdelghafour.

Quand la bonne odeur du couscous aux fèves et à l’huile d’olive arriva dans la chambre, il se leva et il se rendit dans la cuisine.

Il tendit son assiette.

  • Sers-moi !

Il ne mangeait jamais avec sa mère. L’iman de la cité lui avait inculqué que les femmes sont des êtres impurs dont la seule utilité est : la procréation et de servir l’homme.

Il hésitait encore. Continuer le juteux trafic de drogues ou partir en Syrie pour combattre les ennemis du prophète ?

Il engloutit tout le plat de couscous avec l’appétit d’un jeune de dix-neuf ans.

Puis sans un remerciement il alla s’allonger.

Au bout d’une demi-heure, il sentit d’atroces douleurs lui traverser le ventre. Il courut aux w.c. Ce fut alors une cataracte qui se déversa dans la cuvette. L’huile de ricin versée par Ernest dans l’huile d’olive faisait implacablement son œuvre.

Il hurla pour appeler sa mère.

  • Maman j’ai la colique. Cours chez le pharmacien pour m’acheter un médicament.
  • Mais mon fils, nous sommes à la fin du mois, je n’ai pas encore touché la pension de ton père !

En serrant les dents, le jeune beur alla dans sa chambre et revint avec un billet de cinquante euros.

  • Tiens ! Tu me rendras la monnaie et magne-toi !

Après avoir donné les médicaments, le pharmacien plaça discrètement le billet sous un détecteur. Pas de doute, il était faux !

  • Excusez-moi, madame Belkacem. Il faut que j’aille chercher de la monnaie dans mon arrière-boutique…

Il appuya sur un bouton. Il était relié directement au poste de police. Il avait été souvent attaqué, ce système permettait aux forces de l’ordre d’intervenir très rapidement.

Trois minutes plus tard, une voiture de police arrivait, toute sirène hurlante.

Fusils mitrailleurs en bandoulière, quatre agents pénétrèrent dans la pharmacie.

Soulagés par l’absence de voyous, après explication ils embarquèrent Aïcha au commissariat.

Interrogée, étonnée, elle ouvrit de grands yeux. Le lieutenant de police ordonna une perquisition à son domicile.

Abdelghafour était plié en deux dans les w.c., il n’eut même pas la force de réagir devant l’escouade de policiers qui envahirent l’appartement. Les locaux furent fouillés de fond en comble, les autres billets découverts. Un agent plongea un doigt dans la « farine » et goûta, il avait l’habitude… manifestement c’était de la cocaïne.

Le jeune beur fut embarqué sans ménagement, le lieutenant exultait, depuis le temps qu’il cherchait à coincer Abdelghafour… Aujourd’hui c’était du velours !

Le velours devint de la soie quand arriva au commissariat, une lettre anonyme, un honnête citoyen ! Il en existe encore… Dans cette lettre, une série de photos sur lesquelles on distinguait nettement le jeune Beur vendant de la drogue et mieux encore opérant des tractations avec des hommes, sûrement pas des smicards vu la qualité de leurs vêtements et de leurs voitures.

Dans un premier temps, Abdelghafour refusa de fournir l’identité de ses « aimables correspondants », mais les hommes des « stups » finirent par lui faire cracher le morceau. Un interrogatoire musclé et l’argument d’une réduction de peine le convainquirent de parler. Le Djihad du « fou de Dieu » avait ses limites…

C’est ainsi que le futur djihadiste de la cité se retrouva pour dix ans dans un centre pénitentiaire.

Si les hauts murs et les épais barreaux l’empêchent de s’enfuir et d’aller en Syrie tuer des infidèles, ils n’empêchent pas la maffia de régler ses comptes, les balances ne font pas de vieux os…

Un matin on retrouva Abdelghafour pendu avec son drap dans sa cellule. L’enquête fut rapidement menée, ce genre de suicide est si fréquent en milieu carcéral… Les autres détenus dormaient…