(d’après une idée de ma femme Michèle)

La mort est une chose mystérieuse.

Pierre a toujours cru qu’il n’y avait rien après.

Cette croyance ne pose aucun problème quand on est jeune. N’a-t-on pas l’impression d’être immortel ?

Les choses se compliquent quand on voit des personnes connues disparaître.

En vieillissant, ces disparitions touchent des amis ou des membres de sa famille.

Cette absence « d’après » devient alors angoissante. Il est difficile de se résoudre à ce que la disparition d’un être cher corresponde à un néant et que tous les contacts qu’on a pu avoir avec lui n’existeront plus.

Il en fut ainsi lors du décès de son père. Son père était un « taiseux ».

Enfant, il était réconforté, par sa présence rassurante. Maintenant il a la certitude qu’il l’aimait. Mais comme il n’était pas expansif, cet amour ne se manifestait pas par des mots, uniquement par une bienveillance qui lui manque aujourd’hui.

C’est sans doute cela faire son deuil, la disparition insupportable au début se transforma lentement en une résignation que l’adulte qu‘il était, assumait comme toutes les autres difficultés de la vie.

Il acquit la conviction qu’il était mort, mais que néanmoins il était toujours là dans un au-delà indéfinissable, observant de là-haut son fils comme il avait toujours fait de son vivant.

Bien que sa rationalité lui interdise de le faire, il attendait qu’il se manifeste comme la littérature le raconte parfois. Mais la réalité est impitoyable, jamais il n’eut le moindre signe, la moindre sensation que son père essayait de communiquer avec lui.

Pourtant il persévère dans cette croyance, restant persuadé que c’était lui qui était incapable d’interpréter les signes.

De son vivant son père était très bricoleur, il avait l’habitude de ramasser les moindres vis, écrous, boulons envisageant pour ces objets une utilisation future, … au cas où !

Bien entendu la majorité s’accumulait dans des boites.

Il doit reconnaître que pourtant, par le plus pur des hasards, certains servaient un jour, à réparer tel ou tel objet, ustensile ou machine tombés en panne.

Il acquit la conviction que lorsque dans la rue il apercevait une vis, une rondelle, etc. c’était un signe manifestant la présence de son père à ses côtés.

Il prit donc l’habitude de ramasser tout ce qu’il trouvait, en se disant comme son père, que cela pourrait servir un jour, mais surtout pour lui faire savoir qu’il avait compris ses messages !

La vie s’écoulait et de temps à autre son œil repérait un objet métallique posé sur un trottoir. Selon les jours une vis, un boulon, un écrou ou une rondelle. Comment avait-il échoué là ? Il ne se posait pas la question, il était persuadé que c’était son père qui lui rappelait sa présence. Et à chaque fois c’était une cérémonie, il ramassait sa trouvaille précautionneusement, avec délicatesse, presque religieusement.  Puis après un passage éphémère dans sa poche elle allait retrouver sa collection.

On peut dire collection, car effectivement il possédait une vraie collection.

Au plaisir de la découverte s’ajoutait celle de ramasser une pièce de qualité.

La plupart du temps, la vis ou le boulon avaient un pas usagé, la rondelle était déformée et rouillée, l’écrou abîmé par trop de serrages.

Trouver une pièce quasiment neuve lui procurait une joie extrême. Il se souvient encore du jour où il a trouvé cet écrou qu’il a maintenant en permanence dans sa poche. Il aurait pu le rater, car il était caché par une touffe d’herbe au pied d’un arbre : sans aucun doute son père avait voulu lui imposer une épreuve et tester son attention.

Cet écrou était magnifique ! Il n’en croyait pas ses yeux. Quand il l’examinait, posé au creux de ma main il était en acier inoxydable, il ne présentait aucun défaut, les six pans étaient exempts de toute éraflure ou de fente, le pas de vis était impeccable. C’est comme s’il sortait de l’usine ! Cela peut paraître ridicule, mais il était plus heureux que s’il avait trouvé un louis d’or. Il nécessitait une place particulière, il n’allait pas retrouver sa collection de bras cassés. Il est toujours dans une de ses poches. Il le sort parfois admirant son profil impeccable, remerciant à chaque fois son père, de lui avoir envoyé un tel message.

***

Ils quittaient le col du tizi n’Tichka. Ce col culminant à 2 260 mètres d’altitude est situé sur la route entre Marrakech et Ouarzazate. Il est dans le massif de l’Atlas qui s’étend sur 2 500 km au nord-ouest de l’Afrique, du Maroc à la Tunisie en passant par l’Algérie.

Ce massif sépare les côtes atlantique et méditerranéenne du désert du Sahara. Série de chaînes de montagnes escarpées, au climat, à la faune et la flore variées, l’Atlas est parsemé de villages berbères et transpercé de canyons et de ravins.

Avec André, un ami qui travaillait dans son entreprise, ils avaient décidé de faire une randonnée au Maroc dans ces montagnes en louant les services d’un quatre-quatre et d’Ahmed son conducteur berbère.

Malgré les difficultés des routes et des chemins, ils ne regrettaient pas cette escapade tant les paysages étaient sublimes. Ils retrouvaient ici toute la minéralité des premiers âges de la terre.

Leur véhicule descendait du col en empruntant un chemin étroit et caillouteux. Assis, à côté d’Ahmed, il voyait l’immense précipice à droite de la piste.

Il avait toute confiance en Ahmed qui avait prouvé jusqu’alors une dextérité certaine. Pourtant, à quelques centimètres du vide, dans ce quatre-quatre cahotant au gré des difficultés du sol, cela ne pas l’empêchait de ressentir une angoisse grandissante.

  À un moment il entendit Ahmed émettre un juron en arabe. Il le vit se cramponner sur le volant, tandis que le véhicule se mettait à accélérer. Il hurlait : la pédale de frein ne répond plus.

Heureusement il avait l’expérience de son quatre-quatre. Pour ralentir, il se servait du frein moteur, mais ici la pente importante rendait la manœuvre illusoire. La réalité s’imposa alors : sa vie allait s’achever là au fond du ravin qui ne rêvait que d’engloutir cette voiture et ses trois occupants. Il ne vit pas défiler toute sa vie. Il était tellement cramponné à son siège que son cerveau était déconnecté, incapable de penser à autre chose qu’à la peur qui le submergeait.

Brusquement il y eut un choc violent, Ahmed avait réussi à encastrer le Land Rover dans la paroi à gauche arrêtant ainsi miraculeusement sa course.

Encore tremblant, le corps en sueur, ils parvinrent à s’extraire du véhicule. Ahmed se lamentait sur l’aile gauche du quatre-quatre, cabossée par le choc, et maudissait le ciel.

André et lui étaient trop heureux d’avoir échappé à la mort, incapables de réfléchir à la suite des événements.

Sa colère passée Ahmed se mit en demeure de trouver la panne qui avait provoqué la rupture du système de freinage.

Il se coucha sous le Land-Rover. Quand il se releva, son visage était décomposé. Le boulon qui maintenait le câble de frein avait perdu son écrou, sans doute à cause d’un choc sous le tablier du véhicule. La situation était désespérée, pas question de redémarrer avec un quatre-quatre sans frein. Le prochain village était à plus de 400 km. Nul réseau pour demander de l’aide avec leurs portables.

Le choix était simple : mourir en tombant avec la voiture dans le ravin ou mourir de soif en essayant de parcourir 400 km sur une piste aride sous un soleil de plomb avec une température de plus de 40 °C.

Entre une mort rapide et une mort lente, ils choisirent la mort lente.

Leurs vies reposaient maintenant entièrement entre les mains d’Ahmed. Lui seul connaissait la région. Ils prirent chacun une partie de la réserve d’eau dont ils disposaient. À regret ils abandonnèrent le véhicule qui leur avait permis d’affronter les chemins escarpés du massif de l’Atlas. 400 km c’est bien long et leur eau serait épuisée avant qu’ils croisent une source. D’ailleurs nul point d’eau n’était indiqué sur leurs cartes. Et Ahmed confirma cette absence. Leur seul espoir était de rencontrer d’autres voyageurs. Nous étions en basse saison, cette chance était donc minime, mais il fallait la tenter.

Afin de s’alléger, Pierre laissa le maximum de choses dans le Land-Rover. Si par miracle il en réchappait, il serait toujours temps de revenir les chercher.

Ils s’engagèrent sur le chemin escarpé.

Il était fatigué d’avance, le désespoir l’étreignait, finalement il se demandait s’il ne valait pas mieux rester dans le Land-Rover en attendant d’hypothétiques voyageurs plutôt que de s’acharner à marcher sous un soleil de plomb. Mais il fallait suivre Ahmed qui faisait preuve d’une étonnante vitalité.

Tout à ses funestes pensées, machinalement il sortit de sa poche son mouchoir pour éponger les gouttes de sueur qui coulaient sur son front.

 Il sursauta…un bruit métallique !

À ses pieds son écrou fétiche reposait entre deux pierres.

Ahmed et André, intrigués par ce bruit insolite, s’étaient arrêtés puis retournés.

Ahmed revint sur ses pas. Machinalement il lui tendit l’écrou qu’il venait de ramasser.

Les yeux d’Ahmed s’illuminèrent et levant les yeux vers le ciel, s’écria : tabarak Allah !

Il lui arracha l’écrou des mains, se précipita et se glissa sous la voiture.

En ressortant, il cria à nouveau : tabarak Allah !

Il prit une clé à molette dans la Land-Rover et replongea sous le véhicule.

Puis il se releva le sourire aux lèvres, en ouvrant une portière avec un geste auguste, il dit :

  • La main d’Allah s’est posée sur nous !
  • Si ces messieurs veulent bien prendre place !

Avant de partir dans un geste de piété, il s’agenouilla sur le sol, vers l’Est. Il posa son front sur les cailloux et entama une cantillation à la gloire de Dieu.

Pierre l’écoutait remercier Allah, il regardait le ciel, mais lui savait bien qui il fallait remercier…