Dimanche soir, 22h50. Je viens de quitter mon hôtel et j’avance sur les trottoirs de la nuit madrilène : Gran vía, las Cibeles, Paseo del Prado, j’approche du musée du Prado. Encore beaucoup de monde dans les rues à cette heure tardive, c’est l’Espagne ! Me voilà Calle de Ruiz de Alarcón, une petite rue tranquille derrière le musée.

  • Vous avez la somme ? me dit l’homme en espagnol.
  • Oui.
  • 3000, c’est bon, fait-il après avoir compté les billets.

Cela m’aura coûté 3000$ mais je vais passer des heures inoubliables !

  • Vous avez votre appareil photo ?
  • Oui, comme convenu, et j’ai réglé la sensibilité sur 1000 Asa.
  • Parfait, suivez-moi.

Je m’aperçois qu’Ernesto Manega Sanchez, le jeune guide avec qui j’ai rendez-vous pour cette visite clandestine du Prado, porte un béret qui coiffe ses longs cheveux noirs. Je ne l’avais pas remarqué dans la pénombre, mais tout d’un coup, dans un rayon de lumière, je vois apparaître une étoile jaune, bien brillante au front de son béret.

  • Mais… vous ressemblez vraiment au Che, je trouve… au Comandante…, fais-je, un peu interloqué.
  • Taisez-vous et appelez-moi Ernesto. C’est tout ! me fait-il fermement à voix basse.
  • Nous devons attendre les autres, ajoute-t-il.
  • Les autres, mais quels autres ? Nous ne serons pas seuls tous les deux ?
  • Non ! Taisez-vous ! continue-t-il à voix basse, toujours en espagnol.

J’aurais dû m’en douter, les passeurs tentent toujours d’optimiser le voyage. Un seul passager, ce n’est pas assez rentable. Et puis, il faut bien rémunérer les 15 veilleurs de nuit qui fermeront les yeux. Nous attendons, les minutes passent. Il est déjà 23h30 quand un grand noir, costume sombre, portant élégamment la cinquantaine, arrive avec une jolie blonde à son bras, bientôt suivis d’un homme habillé tout en noir et coiffé d’un petit chapeau melon “very british”. Tous les trois pénètrent dans cet habitacle où Ernesto nous a conduits et qui jouxte le musée du Prado. On commence à être un peu serrés là-dedans.

  • Nous attendons encore une personne, fait notre guide.

Tout cela lui fait tout de même dans les 15000 euros, me dis-je. Il aura gagné sa soirée.

Enfin, voilà, une jeune femme qui parait française car elle nous fait : “Hola, amigos, yo soy Marianne”, avec un accent qui ne laisse aucun doute. Elle s’excuse pour le retard. Marianne porte de longs cheveux blonds, elle est très mince et habillée d’une longue robe en lin, couleur paille.

Du coup, tout le monde se présente. L’homme noir et la blonde en robe blanche sont deux américains qui jouent à passer pour Obama et Marilyn : “Hey ! I am Barack and here is Marilyn !”

“Mais où suis-je tombé ?!” me dis-je in peto, de plus en plus étonné.

L’homme au chapeau melon n’est pas britannique, je me suis trompé. Il nous salue jovialement en français et avec son accent belge : “Bonsoir à tous, je suis René !”.

  • Bueno, todos estamos, nous fait Ernesto en sourdine, ustedes tienen que callarse ahora.

Chacun a maintenant payé son écot à cet improbable passeur, et on comprend à son attitude qu’il faut rester silencieux. Il prend son téléphone portable et appelle : “Estamos listos, abre en seguida, pronto !” Une minute plus tard, une clé tourne dans la serrure, c’est un des veilleurs de nuit du Prado qui vient nous ouvrir la lourde porte métallique qui donne accès à un long couloir sombre. Il porte une cagoule.

  • Todo bien, Ernesto ? fait le nouveau venu.
  • Todo bien, répond Ernesto, avant de nous demander de nous déchausser. Pas question de faire crisser nos semelles sur les parquets vernis du musée.

Je me sens comme à la mosquée, dans un respect quasi religieux de ce lieu où nous devrons déambuler sans bruit une partie de la nuit…

  • Ahora vamos !

Je ne doute pas qu’en cas d’incident, Ernesto s’éclipsera et qu’il nous laissera seuls avec la police, comme il nous l’a d’ailleurs signifié à chacun lorsque nous avons négocié cette visite nocturne. Je suis inquiet et j’ai presque envie de donner la main à Barack pour m’aventurer à sa suite, mais je n’ose pas. Nous suivons ainsi notre homme cagoulé pendant quelques minutes dans ce couloir puis dans une sorte de labyrinthe. Ernesto ferme la marche.

Tout d’un coup, nous voilà tous les sept dans une salle immense où un seul tableau est éclairé. Magique ! Les Ménines de Diego Velásquez ! Ah ! pouvoir admirer ainsi ce chef d’œuvre dans un tel silence est quelque chose dont j’ai rêvé depuis si longtemps ! Quand j’avais conclu cette affaire par téléphone, Ernesto m’avait demandé quel tableau je souhaitais voir, un seul tableau auquel je tenais vraiment car bien sûr nous n’allions pas pouvoir visiter tout le musée et nous attarder sur chacune des oeuvres. Nous passons un bon quart d’heure à admirer le tableau dont je connais déjà par cœur tous les détails pour les avoir lus dans les livres d’art. Nous restons médusés, une expérience incroyable. Et ce silence…

Je donne mon appareil photo à notre guide et je lui demande d’immortaliser notre petit groupe devant l’œuvre de Velásquez.

 

Barack et sa Marilyn ont choisi les Maya, les deux Mayas, la “desnuda” et la “vestida”. Ernesto et son complice nous guident encore dans les couloirs où nous nous arrêtons trop furtivement devant d’autres grands maîtres. Et nous voilà dans la salle des Mayas, toujours aussi silencieux que possible.

  • Oh ! Oh ! font les deux américains plutôt bruyamment en exprimant leur enthousiasme.
  • Callense, por favor, o no sera posible seguir con la visita, leur intime Ernesto.

Cela tombe bien, car je souhaitais vraiment moi aussi voir ces deux tableaux de Goya que nous abordons dans l’ordre : d’abord la “vestida” enveloppée de dentelles, puis la “desnuda” dont la parfaite carnation me donne le frisson.

 

René, sans surprise, a souhaité voir un des principaux chefs-d’œuvre du Prado : “Le Jardin des Délices” de son quasi compatriote flamand, Jérôme Bosch. Nous nous attardons longuement dans la contemplation du triptyque. Impressionnant, foisonnant, délirant, je n’ai pas de mots. Une folle imagination où chaque motif porte un sens ; je m’attarde en particulier sur le couple enfermé dans sa bulle de verre. Ils sont sereins, comme isolés du tumulte du reste du monde. J’en ferai bien un avatar.

Nous continuons la visite en passant devant quelques Véronèse, des Ribera, des Murillo, des Fra Angelico sans presque nous arrêter : ils ne font pas partie du contrat.

 

Marianne a préféré les personnages déformés aux teintes blafardes – grisâtres ou verdâtres – du Greco, qui sont encore plus impressionnants dans la pénombre qui règne dans cette salle. Elle est émerveillée devant ces corps qui n’en finissent pas de s’allonger sous le pinceau du peintre, dans ces scènes dont je sens qu’elles l’émeuvent et qu’elles renforcent des appétences mystiques. Elle reste fascinée et Ernesto est même obligé de la pousser hors de la salle.

  • Se acabó la visita, fait-il.

 

Ceux qui comprennent l’espagnol chuchotent aux autres que la visite est terminé. Il est maintenant presque trois heures du matin. Le veilleur toujours cagoulé nous reconduit jusqu’au sas d’entrée où nous retrouvons nos chaussures. La clé tourne de nouveau dans la porte blindée qui communique avec le musée et Ernesto, après avoir jeté un coup d’œil aux alentours, nous permet enfin de sortir dans la rue. Son étoile jaune brille de nouveau sous les réverbères. Notre petit groupe avance sur le trottoir.

  • Vous avez été parfaits, nous dit-il en espagnol. Si vous voulez, je peux vous proposer quelque chose, mais ce sera peut-être un peu plus cher…

 

Nous tardons à réagir tellement cette visite nous a tous comblés et transportés. Nous sommes encore envoûtés par ce périple nocturne dans ce lieu tellement chargé d’émotion, autant par les merveilles que nous avons pu voir que par le frisson qui n’a cessé de nous parcourir pendant plus de deux heures, de peur d’être repérés.

Au bout d’une bonne minute, je réalise qu’il s’agit d’une question d’Ernesto :

  • Nous proposer quelque chose ?
  • Oui, et même plusieurs choses. Ce que vous venez de vivre ici, vous pouvez aussi le revivre ailleurs si vous aimez les musées. J’ai des correspondants à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Amsterdam et même ailleurs, conclut-il en espagnol.

 

Nous décidons alors tous de ne pas rester sur ce trottoir et d’aller parler de cela dans un bar du côté de la gare d’Atocha, en dégustant un de ces finos que j’adore.

Une heure après, le marché est conclu : dans six mois nous serons au Rijksmuseum pour admirer les fabuleux clairs-obscurs de Rembrandt.

 

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