Elle l’aimait. Mais il était si inaccessible et si lointain! Elle l’aimait sans aucun doute, que n’aurait-elle donné pour s’introduire dans son atelier, discrètement, sans rien laisser soupçonner de sa présence, pour le voir, pour l’observer ? Elle rêvait : Son regard partait de ses cheveux à contrejour, lumineuse auréole autour d’un visage dont elle ne pouvait distinguer les traits, puis il descendait en suivant son bras jusqu’à sa main et jusqu’au pinceau qui caressait une toile d’une éclatante blancheur. Elle l’aimait. Pourtant là, blottie dans son coin d’ombre, elle ne bougeait pas, elle ne souhaitait pas croiser son regard, c’eût été trop ! Elle était infiniment heureuse à le regarder. C’était comme si l’esprit créatif du peintre emplissait tout le volume de la pièce et venait l’envelopper, elle. D’étranges frissons la parcouraient et suspendaient la course du temps.

Sortie de son rêve elle ne savait que faire de cet amour trop grand, trop irrationnel, trop dévastateur. De temps à autre elle avait essayé de croiser son chemin, mais à chaque fois elle avait pensé que les mots ne seraient pas à la mesure, qu’ils terniraient cet amour unique, qu’ils le tueraient. Alors, bouleversée d’avoir pu l’apercevoir ne seraient-ce que quelques instants, elle se réfugiait dans un musée, un musée qui gardait le sillage d’une exposition passée. Car elle n’avait jamais eu la chance de voir une de ses oeuvres de ses propres yeux, là, en vrai, devant elle. Soit elle habitait trop loin, soit c’était trop cher, soit elle n’avait pas osé.

Elle portait cet amour si lourd et n’arrivait plus à distinguer quel en était l’objet, lui ou une image insensée qu’elle s’était inventée, ou son oeuvre qu’elle admirait avec tant d’émotion dans les livres, ou sur son ordinateur…

Peu à peu s’imposa à elle une décision, la décision d’un acte auquel elle comprit vite qu’elle n’échapperait pas. Pendant des semaines elle s’y prépara et ne vécut que dans la perspective de son accomplissement. Elle rassembla ses économies pour entreprendre le voyage d’Avignon. Chez un parfumeur de la rue de la République elle acheta le rouge à lèvres le plus beau, le plus cher, le plus rouge. Puis, après se l’être longuement et sensuellement appliqué devant un miroir du magasin, elle en sortit d’un pas décidé et se dirigea vers la collection Lambert pour y prendre un billet d’entrée. Son coeur ne tenait plus dans sa poitrine, elle avançait à pas lents jusqu’à ce qu’elle le vit, il était là, lumineux, comme dans son rêve. Elle resta d’abord de longues minutes comme pétrifiée, le regard fixé sur la toile. Puis profitant d’un moment d’inattention du gardien elle franchit sans hésiter la corde que l’on avait tendue là pour tenir le public à distance, elle avait tant de fois répété ces gestes dans sa tête. Elle s’approcha de l’oeuvre, son visage à quelques centimètres, puis à quelques millimètres, et enfin survint le contact entre la toile et ses lèvres frémissantes, qu’elle soumit, les yeux clos, à une intense pression. Elle donnait son baiser d’amour, le baiser d’un amour si immense, si exceptionnel, qu’il l’avait amenée à concevoir cette extravagante folie. Jamais elle ne pourra dire la durée de cet instant, mais elle sut en un éclair qu’il serait pour toujours le centre de sa vie.

Soudain envahie d’une inconcevable légèreté, elle n’offrit aucune résistance aux gardes accourus pour la ceinturer.

 

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