Une imprimante déversait son texte sur une feuille de papier…

Quand tout à coup le chariot s’immobilisa !

Était-ce un manque d’encre, une coupure électrique, une défaillance technique ?

Point du tout ! Trois mots bloquaient la sortie, chacun voulant passer en premier.

En tant que lecteur il est normal que vous vous étonniez de cette situation surréaliste.

Pourtant c’était le cas !

Quels étaient ces trois mots ? Courtois, mélancolie et cosmopolite.

A priori leurs essences n’expliquent en rien l’embouteillage. D’habitude les mots sont bien dociles et suivent l’ordre que leur a imposé l’auteur d’un texte.

À cet instant ce n’était plus le cas, par une révolte inexpliquée, chacun voulait passer le premier, en faisant fi de la phrase dans laquelle il était inclus.

De quel texte s’agissait-il ? L’histoire ne le dit pas. Ces mots auraient aussi bien pu appartenir à une lettre d’amour ou de rupture, un roman, une nouvelle, un essai historique ou philosophique. On imagine mal qu’ils aient figuré dans une lettre administrative, mais après tout, rien n’est impossible.

Dans le fond la nature du texte n’a aucune importance, il vaut mieux s’interroger sur la cause de la révolte. Comment des mots d’habitude si obéissants en jaillissant de stylos ou de claviers en arrivaient-ils aujourd’hui à se disputer ?

On peut élucubrer des hypothèses à l’infini. Mettre en cause des éruptions solaires, le flux cosmique provenant de l’étoile Alabaran, l’influence des ondes électromagnétiques émises par les antennes, les bosons de Higgs ou faute d’une explication rationnelle invoquer le maléfice d’une fée ou d’un sorcier.

Alphonse de Lamartine a écrit : « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? ». Il est dommage que le poète ne se soit pas posé la question à propos des mots.

 À l’image des humains, nos trois mots, au lieu de vivre en parfaite harmonie et de se respecter, se bousculaient à la sortie de l’imprimante.

Si je ne peux vous expliquer les causes de cette zizanie entre les mots, je peux vous rapporter leurs discussions.

  • Sans aucune hésitation – dit cosmopolite –, je dois passer le premier, car je suis le plus universel, j’ai trait à ce qui est international, multiculturel, multiethnique. Aucun de vous deux ne peut afficher une telle importance !
  • Tu nous fais bien rire – répondit courtois — avec ton « importance », ton universalité te rend commun à côté de moi. J’existe depuis des siècles. Déjà au XIe et XIIe siècle on parlait de ma littérature qui exaltait l’amour et les exploits chevaleresques !
  • Holà mes bons amis – s’exclama mélancolie – vous vous querellez pour rien ! D’abord toi, courtois si tu suivais au pied de la lettre ta définition tu devrais, par « courtoisie » t’écarter pour nous laisser passer. Je vous rappelle la noblesse qui s’attache à la mélancolie, les plus grands poètes auraient été stériles sans les sentiments que je leur ai inspirés.
  • Désuets, désuets vous n’êtes que des mots désuets – s’exclama cosmopolite – qui peut en ce début du 21e siècle user de courtoisie ? L’avenir est aux « gagnants » et où les trouve-t-on ces gagnants si ce n’est dans le cosmopolite riche par sa diversité culturelle et raciale ? Il n’y a plus place pour la mélancolie dans notre monde moderne, la médecine, grâce à Dieu, traite ce sentiment ringard par des médicaments efficaces. Mais trêve de tergiversation, écartez-vous et laissez-moi passer !
  • Stop mon bon ! – hurla courtoisie lui barrant le passage – tu crois nous impressionner avec ta « cosmopolité ». Tu me fais l’effet de la grenouille de ce bon La Fontaine, tu gonfles, tu gonfles et tu vas bientôt éclater. Et que restera-t-il ? Un mot ridicule ! Rien que de prononcer cos-mo-po-li-teeee j’ai envie de rire.

Et ce fut une bataille de chiffonniers pour se déverser sur la feuille de papier.

Et c’est là que le mystère s’épaissit. Quand l’auteur relut le texte, les mots courtoisie, mélancolie et cosmopolite avaient disparu de la phrase ! Des blancs inexplicables remplaçaient ces matamores. Comme quoi il n’est pas bon pour les mots d’avoir une âme…

Leur dispute avait sans doute fâché la cartouche d’encre et Dieu sait que ces demoiselles sont susceptibles !