© Laurent Delisle
Texte issu de l’atelier en ligne d’octobre 2022 “Bouts de chansons”

Un vent aigrelet soufflait sur les berges de Seine et une pluie fine faisait briller les pavés éclairés de lune. Recroquevillée dans une vieille couverture à l’abri d’une maigre forteresse de cartons, Amina grappillait quelques instants d’un repos fragile.
Un violent coup de pied dans les côtes abrégea ce fugace répit.
– Qu’est-ce-que ça fait, ah, qu’est-ce que ça fait de se retrouver seule, sans adresse, comme une parfaite inconnue, comme une vagabonde?
Devant elle, deux types tatoués, avec une crête de cheveux bleus, la regardaient d’un air hilare.L’un d’eux approcha son visage du sien, elle put sentir son haleine chargée d’alcool lorsqu’il lui dit :
– Alors, tu ferais mieux de commencer à nager ou tu couleras comme une pierre, car les temps changent…
La Seine était juste à côté et ils avaient un chien, genre rotweiller. S’ils voulaient la balancer à la flotte, elle avait peu de chance de s’en tirer en s’enfuyant. Mieux valait tenter de les amadouer :
– Soyez gentils, vous savez bien que je n’y peux rien…
Les deux énergumènes éclatèrent de rire.
– Ah mais elle parle comme un livre, celle-là ! Toi y en as parler notre langue? C’est bien ça, allez, file !
Le coeur battant à la chamade, Amina rassembla ses maigres affaires et disparut dans l’ombre. Elle n’avait plus sommeil maintenant. Elle longea la Seine, à la recherche d’un endroit plus accueillant. Ses pas la ramenèrent sous les voûtes d’un pont où elle avait déjà remarqué des graffitis. Sous la faible lumière de la lune, à moitié mangées par l’ombre du pont, elle entrevit des volutes colorées qui s’entremêlaient en signes cabalistiques. Elle s’approcha pour mieux les voir. Une voix derrière elle la fit sursauter. Derrière elle, avait surgi de l’obscurité un garçon vêtu de noir, portant une cagoule. Elle sursauta et voulut fuir, le cauchemar recommençait… Il lui prit fermement le bras.
– Je suis désolé de t’avoir fait peur, ne pars pas s’il te plaît, je ne te veux aucun mal, écoute moi juste une seconde et après tu décideras…
La voix était douce et quelque chose dans ses yeux était si attirant qu’Amina se calma un peu. Le garçon poursuivit :
– Je suis graffeur, c’est pour ça que je suis en noir et que je porte une cagoule, pour que les flics ne me repèrent pas, tu comprends ?
Il ôta sa cagoule et libéra une masse de cheveux frisés. Elle remarqua un grain de beauté et une petite cicatrice au coin des lèvres.
– Si tu aimes mes grafs, je peux t’en montrer d’autres, qu’est-ce-que tu en dis ?
Il lâcha son emprise et la regarda droit dans les yeux. Elle ne bougea pas.
– Je vais sortir un briquet pour te montrer, dit-il.
Sous  la flamme vacillante apparut une farandole de lettres imbriquées ,à côté d’un portrait de femme dont la bouche ouverte s’agençait ingénieusement autour d’un soupirail.
– Les lettres c’est mon blaze et celui des potes avec qui j’ai fait ce dessin.
– Ça me plaît, fit Amina.
– Si tu veux, je t’en montre d’autres. Ça te dit une balade au bord de la Seine ? Si tu permets, je vais remettre ma cagoule.
Elle acquiesça, elle voulait rester à ses côtés, ne plus être seule dans le noir et sous la pluie, maintenant elle n’avait plus peur de voyager avec lui.
Ils descendirent un petit escalier pour accéder à un parapet au bord de l’eau. La pluie avait cessé de tomber, une lune gibbeuse éclairait l’eau qui dansait doucement, accompagnant leurs pas d’un clapotis dansant et léger. Ils arrivèrent devant une porte grillagée qui fermait un passage sous les quais. Le garçon se mit sur le côté, puis il alluma une bougie et lui montra le chemin. Il y avait des bruits dans le couloir.
– Ce sont mes potes, on est en train de faire un méga-projet là-dedans, genre les grottes préhistoriques, tu vois.
Amina eut un mouvement de recul.
– Pourquoi tu veux m’emmener là-dedans? On ne se connaît pas…
– Moi, je t’ai déjà vue plusieurs fois autour de mes peintures. Tu ne m’as pas remarqué, mais je t’ai observée, tu les regardais, tu les touchais, tu es venue à plusieurs heures du jour et de la nuit…
– Pourquoi m’emmener dans ce trou maintenant, en pleine nuit ?
– Parce que la nuit c’est magique. Tu verras, les images dansent à la lumière des flammes.
Au seuil du couloir, elle hésitait.
– Je serais fier et honoré de te montrer ça, ajouta-t-il. Mes copains sont sympas, tu verras, il y a une fille aussi.
Il lui tendit la main. Sur sa paume était tatoué un signe. Elle tressaillit.
– Pourquoi t’as ça, dit-elle ?
– J’ai ça depuis mon enfance, je ne sais pas pourquoi, mes parents sont morts quand j’étais très jeune.
– Tes parents ont bien fait, c’est un signe de chance, c’est pour te protéger.
Et elle tendit sa main sur laquelle il y avait le même signe.
– Viens, ma soeur, dit le garçon en prenant sa main.
Ils pénétrèrent dans un boyau étroit avant d’arriver dans une excavation dont les parois étaient couvertes d’une ronde de chevaux et de silhouettes humaines. La lumière vacillante des flammes semblait les mettre en mouvement. Amina resta bouche bée devant cette course vertigineuse sur fond ocre qui lui rappela un rêve étrange qu’elle faisait souvent. Le garçon se tourna vers elle :
– Avant de peindre cette fresque, je l’ai rêvée. Est-ce qu’elle te plaît ?


La main d’Amina serra plus fort celle de son compagnon :
Tu peux dire que tu es un rêveur, mais tu n’es pas le seul, j’ai fait ce rêve moi aussi, c’est incroyable ! 
Soudain, les voix des autres graffeurs se rapprochèrent. « Quelles chances avons-nous de partager ce amour avant la fin de la nuit ? » se dit Amina qui avait compris qu’elle avait trouvé son âme soeur.  Elle voulait être seule avec lui maintenant et voilà qu’ils étaient cinq dans la galerie.
Ils initièrent un étrange voyage dans une succession de boyaux et de salles voûtées où s’épanouissaient des fleurs tentaculaires; des personnages étranges qui par un effet de trompe-l’oeil disparaissaient dans des fissures ou des trous noirs. Amina émerveillée et impressionnée s’agrippait à la main de son compagnon. Ils s’arrêtèrent enfin dans une dernière cave, loin sous les quais de Paris.Ils s’assirent en cercle, firent circuler un joint. Amina se sentait bien au milieu d’eux. Elle finit par s’endormir. Plus tard, une pression sur l’épaule la réveilla. « Il faut partir, le jour va se lever, il ne faut pas qu’on nous voie sortir… ». Ils refirent le chemin à l’envers, le pas sûr dans l’obscur dédale. Ils arrivèrent à la porte grillagée. Sans bruit ils quittèrent le souterrain, il faisait gris dehors.
– Je n’ai pas envie qu’on se quitte dit le garçon.
– Moi non plus, dit Amina.