S’il se trouve encore quelques personnes qui ont connu « Pitch » dans les années cinquante, elles vous confirmeront qu’il a été la terreur de plusieurs générations de garçons au collège Gambetta. Surveillant général, du temps où ce titre existait, il régnait en maître aussi bien à l’internat qu’à l’externat. Je me souviens de sa silhouette sombre et fantomatique qui semblait tanguer le long des couloirs. Ses yeux perçants, durs comme de la pierre, faisaient saillie dans un visage osseux, tout en angles vifs. Sa voix éraillée et métallique résonnait tel un mécanisme rouillé. Dès qu’on l’apercevait, le silence se faisait si profond que chacun se sentait en faute, les têtes se courbaient, les pieds se crispaient dans les chaussures. Il inspectait les rangs comme un colonel passe les troupes en revue, aucun élève ne se risquait à parler, ni même à tousser.

Ce que chaque élève redoutait le plus, c’était d’être convoqué à son bureau. Avant de parvenir jusqu’à lui, il fallait patienter dans une sorte d’antichambre où le parquet laissait entendre un craquement plaintif au moindre pas. Le malheureux élève muni de sa convocation n’osait bouger, il ne pouvait que fixer la pendule, seul ornement de la pièce. Des bruits inquiétants parvenaient du bureau, raclements de gorge, ricanements, froissement de papier jeté à la poubelle, toussotements… et puis la porte s’ouvrait brutalement sous l’effet d’une pression incontrôlée : « Entrez, jeune homme ».

Nous étions adolescents à cette époque et notre condition d’internes nous unissait. Nous remplacions l’affection de nos parents par une profonde camaraderie. Celle-ci était renforcée par la dictature sur nos vies de « Pitch».

Nous organisions une révolte contre notre oppresseur, en procédant, le soir dans nos lits à la cérémonie de la « Pitch party ». Elle consistait en une litanie murmurée de bouche en bouche, où chacun d’entre nous énonçait une injure à partir de son surnom. Les mots « Péteux », « Idiot », « Taré », « Connard », « Horrible » circulaient en boucle, chacun faisant preuve d’imagination pour renouveler les insolences.

Parfois les journées où « Pitch » avait été particulièrement odieux, l’un d’entre nous doué en caricature, dessinait un « Pitch » plus horrible que nature et à tour de rôle nous crachions sur son pastiche. L’objet du délit disparaissait ensuite dans les toilettes.

 

À un âge où la sexualité s’éveille, nous fantasmions sur nos professeurs femmes. Chacun d’entre nous doit se souvenir de madame Domino, notre professeure d’anglais. Ses formes généreuses excitaient notre libido naissante et nos progrès dans la langue de Shakespeare doivent plus à son aspect physique qu’à ses méthodes pédagogiques. Si « Pitch » était notre terreur, c’était aussi le centre de nos interrogations. Est-ce que cet homme aux yeux perçants, au visage osseux, à la voix éraillée était marié ? S’il y avait une madame « Pitch », nous l’imaginions douce et soumise. Il ne pouvait en être autrement avec un tel tyran.

Chaque soir « Pitch » quittait le collège vers une direction inconnue. J’avais soudoyé un externe contre la rédaction d’un devoir de math, pour qu’il suive le surveillant général afin qu’il nous en apprenne un peu plus sur notre oppresseur.

L’externe en question s’appelait Valentin. Il était connu de tous, d’une part parce qu’il était le meilleur gardien de but du collège et d’autre part parce qu’il se livrait à un commerce fructueux. Chaque matin, il arrivait avec les commandes passées la veille par les internes : chocolat, réglisse, chewing-gum, ficelle, élastiques… sur chaque objet il prenait un bénéfice qu’il calculait en fonction d’un pourcentage connu de lui seul.

Après quelques jours de filature, Valentin nous annonça que le Pitch, lorsqu’il n’était pas de service à l’internat, prenait régulièrement le bus n° 24 jusqu’au terminus baptisé « maison carrée ». Ensuite il traversait la place des Halles avant d’arriver par un dédale de petites rues au début de l’impasse des acacias. « C’est là qu’il crèche, au numéro 12, dans un immeuble pas dégueulasse du tout », déclara notre camarade avec la fierté de la mission accomplie. Il était entré dans l’immeuble, mais, à sa grande surprise aucune boîte aux lettres ne portait le nom de Pitch. « Il habite sous un faux nom », commenta Didier, spécialiste incontesté du polar. « Bande d’abrutis » s’interposa Jérôme avec l’autorité que lui conférait son un mètre quatre-vingt. « Pitch est un surnom. C’est comme ça qu’il est connu au collège, mais en vrai il porte un autre nom ». Cette vérité ne nous avait pas effleurés. Nous étions abasourdis. L’enquête ne faisait que commencer.

Ainsi Pitch avait un autre nom… Il fallait donc que nous découvrions cet autre nom pour poursuivre plus avant nos investigations. Ce soir-là la cérémonie de la « Pitch party » se transforma en une confrontation des idées. Parmi plusieurs, une idée émergea, évidente. Si pour nous le surveillant général n’existait que sous le surnom de Pitch, pour les professeurs notre bourreau devait être connu sous son nom d’état civil. Aujourd’hui je pense qu’il y aurait eu d’autres méthodes, plus simples, pour trouver ce nom, mais la jeunesse aime l’aventure…

L’un d’entre nous se porta volontaire pour tenter cette épreuve, digne des champs de bataille. Nous le surnommions « Vercingétorix », car il était toujours le premier à se dénoncer lorsque nous nous risquions à une blague en classe, évitant ainsi une punition collective. Il avait sans doute cela dans le sang, car ensuite il avait fait carrière dans l’armée et terminé général de brigade.

À un cours de mathématiques, « Vercingétorix » ajouta à une phrase du professeur qui se terminait par « bissectrice » « poil à la directrice », murmurée, mais suffisamment audible pour que monsieur « Pour ce faire », c’est le surnom que nous avions donné à notre austère professeur de mathématiques, dise brusquement : « À propos de poil, jeune homme allez voir de ma part monsieur le surveillant général ! »

« Vercingétorix » faisant mine de ne pas réagir, « Pour ce faire » en colère cria : « Vous êtes sourd, petit impertinent, allez vite dans le bureau de monsieur Blumenthal… ».

« Vercingétorix » se leva l’air contrit, mais nous savions tous qu’il retenait sa joie, ayant réussi son exploit, prêt à expier son audace. Nous savions enfin…

Blumenthal ! Ce nom à consonance germanique aiguisa notre appétit guerrier. Et même si quelques camarades, plus ou moins versés dans la langue de Goethe, affirmaient que Blumenthal signifiait « vallée de fleurs », nous continuâmes à penser que ce nom barbare s’apparentait à une déclaration de guerre. Plus que jamais nous étions convaincus qu’il fallait briser l’ennemi, le réduire à néant. Jérôme, que sa haute taille prédestinait à être général, fut chargé de rédiger l’ultimatum. Aidé de son état-major, composé de Didier et Vercingétorix, il passa une soirée entière à composer le texte qui devait ouvrir les hostilités : « Blumenthal ! Ton règne se termine ! Notre armée est en marche, rien ne peut l’arrêter. Nous vaincrons ou nous mourrons ! »

Valentin, toujours auréolé du succès de sa mission de reconnaissance, tapa le texte à la machine, le mit sous enveloppe et se porta volontaire pour le déposer dans la boîte aux lettres de notre ennemi. Nous lui fîmes de multiples recommandations, l’essentiel étant de ne pas se faire repérer à l’entrée de l’immeuble. Notre émotion était à son comble, une excitation fébrile nous faisait perdre la tête.

Le lendemain nous étions tous anxieux. Comment allait réagir Pitch à notre missive ? Il allait sûrement deviner que le texte avait été rédigé par un élève du collège Gambetta. Les représailles allaient être terribles. Ce qui nous rassurait est que nous étions nombreux dans l’établissement et comme Valentin avait rédigé la lettre à la machine à écrire, l’écriture ne pouvait en être reconnue. Pourtant nous n’étions pas à l’abri d’un aléa. Tous les criminels se font prendre un jour à l’autre à cause d’une faute ou d’une erreur.

Nous étions en cours d’anglais, nous délectant des formes de madame Domino quand la porte s’ouvrit brusquement. Pitch apparut les yeux plus perçants que d’habitude, son visage osseux menaçant et d’une voix éraillée il salua notre professeure. La classe s’était levée d’un bloc. Notre respiration se bloqua, le sang se glaça dans nos veines. Pas de doute, il savait tout, le châtiment allait tomber, terrible. Quand il informa, madame Domino que la date du conseil de classe des 5e A était retardée, l’air rentra à nouveau dans nos poumons.

Il ne se passa rien pendant plusieurs jours. Nous étions à la fois soulagés, mais aussi déçus. Comment se faisait-il que notre lettre comminatoire n’ait entraîné aucune réaction ? Valentin ne s’était-il pas trompé de boîte à lettres ? Il jura les grands dieux qu’il avait bien jeté la lettre dans celle sur laquelle figurait l’étiquette « Gérald Blumenthal ».

Il proposa même d’aller vérifier si la missive était encore dans la boîte. Après tout peut-être que Pitch n’avait pas relevé son courrier ?

Quand il revint le lendemain au collège, il était décomposé. Il narra ce qui lui était arrivé. En se rendant vers l’immeuble, il avait aperçu le surveillant général sortant du bâtiment. Il poussait un fauteuil roulant dans lequel était assise une petite fille handicapée…

Cette nouvelle jeta le trouble dans nos pensées. Ainsi donc, Pitch, la terreur du collège, était père d’une petite fille, de surcroît handicapée. Il nous était déjà difficile d’imaginer qu’il pût être marié. Nous nous demandions comment une femme, délicate par nature, avait pu s’éprendre de Blumenthal, le tyran au visage de pierre. Plus difficile encore pour notre entendement était de concevoir notre surveillant général promenant une enfant handicapée dans un fauteuil roulant. Se pouvait-il qu’il fût sensible à la souffrance d’une petite fille, était-il doué de pitié ?

Dans les deux semaines qui suivirent, plusieurs camarades externes confirmèrent avoir aperçu Monsieur Blumenthal jouant avec une petite fille dans le parc attenant à l’impasse des Acacias. Plus aucun doute n’était permis, Pitch pouvait avoir un autre visage que celui d’un tyran sanguinaire. Du coup, tous nos plans de bataille nous parurent d’abord ridicules puis méprisables. Un sentiment de honte commença à nous tarauder, nous finîmes par regretter d’avoir écrit notre déclaration de guerre. Certes, Pitch était sévère, mais cette sévérité ne dissimulait-elle pas une sensibilité trop discrète pour se manifester ? Nous voulûmes en avoir le cœur net.

Nous n’en eûmes pas l’occasion, car les événements se précipitèrent !

Deux jours après, le directeur du collège réunissait l’ensemble des élèves et des enseignants dans le préau. Ce genre de réunions était exceptionnel. Elles avaient lieu en début d’année ou en fin d’année pour la remise des prix. Nous étions là, debout et anxieux en attendant l’arrivée de monsieur Lucius. Le directeur nous en imposait avec sa barbe taillée à la serpe et ses petites lunettes qui lui donnaient un air sévère. Il arriva accompagné d’un homme longiligne, au visage étroit, le cheveu rare, la poitrine creuse, le teint olivâtre. Il se tourna vers lui.

  • Je vous présente votre nouveau surveillant général, monsieur Sanchez. À partir d’aujourd’hui il remplacera monsieur Blumenthal appelé à d’autres fonctions.

Ce changement de situation nous laissa sans voix. Seul Didier eut le réflexe de murmurer : – celui-là a son surnom tout trouvé « La fouine » ! –

Le coup de massue passé nous voulûmes en savoir un peu plus sur ce brusque changement.

Ce fut encore « Vercingétorix » qui mena les opérations. Il alla trouver « Croquignol », le concierge du collège. C’était le portrait craché d’un des membres du trio célèbre, il râlait tout le temps, mais cachait un cœur d’or sous son allure bougonne.

« Vercingétorix » vint au rapport. Ce qu’il nous apprit nous laissa pantois. Il y a deux jours trois policiers étaient venus chercher « Pitch ». Il ne s’appelait pas Blumenthal, mais en réalité Walter. Il était alsacien. Il avait fait partie de la division « Das Reich », celle responsable du massacre d’Oradour-sur-Glane. La justice avait mis du temps à l’identifier. Sa femme n’avait pas supporté son lourd secret et s’était suicidée. Le sergent Walter était resté seul avec ses remords et sa fille handicapée.