« Il ya quelque chose en toi de cassé » me lance mon éphémère compagne en claquant la porte derrière elle, définitivement. Dans le pesant silence qui suit je me demande si elle n’a pas raison car ce départ intempestif ne m’affecte guère, pas plus que les autres. Et si j’étais devenu incapable d’aimer ? Oui, il y a sans aucun doute quelque chose à réparer.

Mes deux mains posées sur le volant je fixe la route qui s’enfonce entre les platanes, inamovibles gardiens de mon itinéraire. Les taches de lumières qu’ils distribuent glissent sur le pare-brise, m’éblouissent parfois en une alternance usante d’ombre et de soleil, leurs troncs sont resserrés, tentants. Un petit mouvement sur le volant et tout pourrait s’arrêter là, quelle importance ? Allez il est encore tôt, j’arriverai en début d’après-midi et je redoute cet instant. Mais pourquoi l’ai-je quittée ?

Des images du bonheur passé s’imposent, intenses, aujourd’hui douloureuses. Je sens sa main dans mes cheveux, je revois dans ses beaux yeux toute la tendresse et l’amour absents à ces dernières années. Nous étions seuls au monde. Trop seuls sans doute et je suis parti sur un coup de tête, sans mesurer combien j’avais besoin d’elle ! Je sais que les torts ne pèsent pas tous de mon côté, il a fallu que je respire. Mais depuis qu’ai-je fait de ma vie ? Je repense à ces femmes que je n’ai su aimer, que je n’ai su retenir, parties comme on délaisse un jouet défectueux. Quelques heures encore, aurais-je le courage d’aller jusqu’au bout ? Je me suis écarté du chemin, il le fallait, j’ai fait des bêtises, des grosses, et dans cette voiture qui me mène vers elle tout est trouble et tout se mélange. Mais la décision est prise et je roule, tel un automate, vers l’espoir d’un destin nouveau.

Une halte dans un restaurant que j’ai connu avant, rien n’a vraiment changé, un de ces établissements de bord de route, au parking étendu, à la salle immense. J’observe autour de moi, il y a des couples heureux ou qui font semblant de l’être, des licites et des illicites que l’on repère au premier coup d’œil, il y a des gens au travail, des gens en vacances, des familles, beaucoup de monde, c’est l’été, la grande ruée vers le sud. Je m’enfonce dans ma solitude et n’ai envie de parler à personne. Pourtant à l’entrée du restaurant je remarque un enfant triste, au bord des larmes, il a perdu sa mère, je le prends par la main et nous la retrouvons dans des éclats de joie. Une petite BA qui me rend heureux, pendant un court moment je retrouve l’être serein et apaisé que je ne suis plus. Une jeune femme, témoin de la scène, m’adresse un grand sourire, elle est très belle et je la désire un court instant mais nous nous croisons sans un mot, une pointe de regret m’assaille, fugacement. Ce n’est pas le jour, d’ailleurs ce n’est qu’un réflexe dérisoire du séducteur que je ne souhaite plus être.

Ça y est j’approche, plus que quelques kilomètres, j’aimerais être serein, détendu, mais je ne le suis pas. La radio que j’écoutais jusque-là d’une oreille distraite diffuse une chanson connue mais toujours émouvante, je pourrais en garder quelques mots, qui se placent sur ma pensée, comme  les doigts se placent à l’endroit exact sur les touches nacrées d’un bandonéon. La voiture est maintenant à l’arrêt devant le portail, moteur éteint, je sors lentement et referme la portière sans un bruit, comme si je refusais ma présence à ce cadre pourtant familier. Mon pouls martèle mes tempes.

Dring ! Le bouton de la sonnerie vient de s’enfoncer sous mon index indécis et tremblant. On n’entend plus rien, si ce n’est le chant lancinant des cigales, assourdissant, qui colonise sans partage l’air brûlant de ce début d’après-midi. Me répondra-t-elle ? Probablement non. Et j’en viens à le souhaiter, en dépit ou à cause des hésitations et des réticences qu’il a fallu vaincre pour parvenir jusqu’ici, « Elle fut longue la route » disait la chanson. Si la porte s’ouvre ma vie basculera. Si elle reste fermée je continuerai avec mes doutes, mes petits rêves, mes prétextes, mes accommodements, mes oublis, mes zones d’ombre, mes mensonges, finalement tout ce qui apaise les blessures, qui aide à supporter l’existence en en limant ses aspérités tranchantes, au prix de sa fausseté. Il fait très chaud et c’est une folie d’être ici ! Rien, il ne se passe rien, les cigales n’en démordront pas jusqu’au coucher du soleil, où serai-je ?  Peut-être devrais-je sonner à nouveau ? Peut-être n’a-t-elle pas entendu ? Ne serait-il pas plus raisonnable de tourner les talons ? Ne pas céder à la lâcheté, aller jusqu’au bout de cette décision si longuement mûrie. Courage, je vois mon doigt se diriger à nouveau vers le bouton de la sonnerie, est-ce vraiment moi l’auteur de ce geste ? Les cigales persistent dans leur bruyante indifférence à mes tergiversations. Je suis dans une sorte de néant, comme extrait de ma vie, les secondes sont interminables. Non, elle n’ouvrira pas, je fais demi-tour et repars vers ma voiture, tant pis ou plus tôt tant mieux, la page est définitivement tournée. Mais un puissant étau m’étreint la poitrine : « Attends ! ». J’arrête mon pas, cette voix dans mon dos c’est la sienne, cette voix unique fidèlement conservée dans mon oreille, cette voix si chère, cette voix d’amour. Je me retourne, un seul mot s’échappe de ma bouche, ce mot si beau et si longtemps tu : « Maman ! »