Cette histoire aurait pu être l’histoire de n’importe quel jeune homme.

 Pourtant si Paul Louis est un Français sans caractéristiques particulières, on va le voir, son histoire est singulière.

 Cela fait deux ans que Paul Louis est rédacteur au Service de la Statistique et de la Conjecture du Ministère de l’Éducation nationale. Il passe son temps à dépouiller les milliers de fiches provenant des 4200 lycées de France. Il fut un temps où ce travail titanesque nécessitait l’intervention d’une équipe de vingt personnes, mais avec la disparition du papier la tâche de dépouillement a été grandement facilitée. Il n’en reste pas moins que cette analyse est toujours aussi rébarbative. Paul Louis extrait et synthétise les précieuses données pour les envoyer vers ses collègues de la « Conjecture » qui vont les soumettre aux « décideurs » chargés d’élaborer des orientations pour cet immense navire qu‘est le Ministère de l’Éducation nationale. Malheureusement les « décideurs » se succèdent à une vitesse telle que les orientations sont vite caduques, un nouveau ministre s’empressant de défaire toutes les décisions de son prédécesseur. Bien que sa tâche soit rébarbative, Paul Louis est conscient de l’importance de son travail pour l’avenir des jeunes Français.

 

Tous ces détails n’ont pas vraiment d’importance pour l’histoire du jeune homme, mais servent à décrire le cadre dans lequel il évolue. Malgré cet environnement austère Paul Louis est un être romantique et une seule chose le préoccupe vraiment : trouver la femme idéale. D’aucuns feront remarquer que cette recherche n’est pas spécifique à Paul Louis et que beaucoup d’hommes ont la même préoccupation. Mais chez notre rédacteur elle atteint un paroxysme qu’il est intéressant d’analyser.

 

Paul Louis mène cette prospection depuis son adolescence. Plusieurs fois il a cru trouver l’oiseau rare, mais il y avait toujours un détail qui gâchait une idylle potentielle. Ainsi Sophie rencontrée en classe de Première avait un beau visage régulier et des cheveux magnifiques, mais une odeur indéfinissable qui mettait Paul Louis mal à l’aise. En classe de Terminale le jeune homme crut avoir rencontré la perle en Sidonie : un visage ravissant, un corps parfait, mais quand elle parlait sa voix était si désagréable que Paul Louis ne se voyait pas terminer sa vie avec un tel piaillement. Par la suite beaucoup « d’opportunités » se présentèrent à lui, mais à chaque fois un détail le rebutait. Un nez trop long, une peau trop grasse, une culotte de cheval, un strabisme prononcé, un bégaiement… Comme on le dit en Belgique si tous les hommes tenaient compte d’une telle carabistouille, il y a longtemps que l’humanité serait éteinte !

C’est dans cet état d’esprit que Paul Louis débuta au Service de la Statistique et de la Conjecture. Il était plein d’espoir, car les éléments féminins sont en majorité au Ministère de l’Éducation nationale. Comme il était plutôt bien de sa personne, il avait l’embarras du choix. Son arrivée attira l’attention d’un grand nombre de ses collègues femmes avec simultanément l’hostilité de ses rares alter ego masculins.

Le premier jour quand il fut reçu par Simone Van der Sprech son futur chef de service, il eut comme un éblouissement ! Une femme élégante, une silhouette parfaite, des traits fins et une assurance qui sied à un cadre. Administratrice civile, elle avait dépassé la quarantaine. En temps ordinaire Paul Louis aurait été rebuté par cette différence d’âge, mais la maturité de Simone Van der Sprech ajoutait un élément supplémentaire à l’aura de ce haut fonctionnaire. Il faut le dire, comme beaucoup de jeunes gens, Paul Louis était sensible au supplément de sexualité dégagé par les femmes mûres. En quittant le bureau de Simone Van der Sprech, il se promettait de resserrer ses relations avec son chef de service. Comme le dit une maxime : il avait enfin trouvé chaussure à son pied. Était-elle mariée ? Le problème ne lui semblait pas insurmontable. Il ne lui fallut pas longtemps pour déchanter. À la cantine une collègue plus cancanière que les autres mit fin à ses illusions : Simone Van der Sprech était homosexuelle…

 Après cet espoir déçu, toutes ses collègues lui parurent fades. Il y avait bien Brigitte, du bureau voisin, responsable des 7100 collèges. Elle aurait été à son goût, mais sa maigreur effrayante le mettait mal à l’aise. Le régime chez Brigitte était obsessionnel. Elle refusait de déjeuner à la cantine. Tous les midis elle sortait ses boites de plastique : une salade sans assaisonnement et un peu de fromage blanc allégé constituaient le seul repas qu’elle s’autorisait.

Donc Paul Louis continua la recherche de la femme idéale.

Il n’osait pas se l’avouer, l’image de la femme idéale était présente depuis bien longtemps dans ses souvenirs : madame Dupont, sa maitresse de grande section en maternelle. « Ma princesse » comme il la surnommait à cette époque. Mais avec le temps il était conscient que l’idéalité de madame Dupont devait s’être dégradée…

Un événement inattendu vint bouleverser sa vie.

Ayant voulu contacter sa mutuelle, il tomba sur l’annonce musicale : « Les quatre saisons de Vivaldi ». https://www.youtube.com/watch?v=FWmr19txerM

Résigné, il se prépara à attendre. Il se consola en se disant qu’au moins il n’était pas contraint à la gymnastique intellectuelle qu’impose souvent la litanie : « Pour… taper 1, pour… taper 2… ». Le concerto s’interrompit et une voix de femme demanda de patienter. Aussitôt il eut la certitude que cette voix ne pouvait être que celle de la femme idéale. La musique reprit. En temps ordinaire il aurait bouilli d’impatience. Ce jour-là il ne pensait qu’à une chose : que ce concerto et cette voix ne s’arrêtent jamais. Il baignait dans l’extase en écoutant les répétitions de cette annonce. Hélas ! Toutes les bonnes choses ont une fin… La voix froide et impersonnelle d’une opératrice brisa ces quelques minutes de bonheur.

Mais la voix était fixée dans l’esprit du jeune homme. Il ne pensait qu’à une chose : retrouver ces instants d’euphorie qu’elle lui avait procurés.

Quand il le pouvait, il appelait sa mutuelle et dès que la voix d’une opératrice se manifestait il coupait la communication.

Plus il écoutait la voix de sa « femme idéale », plus il avait envie de la rencontrer.

Un jour, n’y tenant plus il se rendit à la mutuelle. Quand il demanda à rencontrer « la demoiselle de l’annonce », la tête éberluée de l’hôtesse d’accueil, lui fit comprendre qu’elle doutait de ses facultés mentales. Penaud et déçu, il quitta le hall.

Non ! Il n’était pas fou ! Cette voix merveilleuse existait bel et bien puisqu’il l’entendait. Et il allait la trouver.

Il essaya de la réentendre dans tous les endroits où une opératrice informe les usagers.

Dans les stations de métro : ce n’était pas elle.

Dans les ascenseurs aucune des voix ne lui était familière. Il essaya de la retrouver en téléphonant à plusieurs entreprises, et administrations. À chaque fois les déceptions s’ajoutaient aux déceptions. Ces recherches minaient sa santé. Il rêvait la nuit de cette femme idéale qu’il n’arrivait pas à rencontrer. 

Un de ses collègues, Maurice, informaticien au Service de la Statistique et de la Conjecture avec qui il avait sympathisé, remarqua sa mine défaite et l’interrogea sur sa santé. La pression était tellement forte depuis des semaines, que la vanne céda : il lui avoua son tourment.

Maurice éclata de rire, puis s’excusa. Il comprenait les soucis de Paul Louis, mais il était obligé de lui apprendre la vérité : cette voix et les autres qu’il entendait étaient des voix synthétiques obtenues à partir de plusieurs voix naturelles et bidouillées par des ingénieurs du son.

Paul Louis était anéanti : sa femme idéale n’existait donc pas…

Apprendre que l’espoir de toute une vie était anéanti peut détruire un individu. Notre rédacteur ne résista pas à ce traumatisme. Quand il regagna son bureau, ce n’était plus le même homme. Lui si ordonné et consciencieux, dont les supérieurs appréciaient la compétence, se mit à traiter les données avec fantaisie. Il classa les amblyopes avec les boites de craie, les professeurs d’allemand avec les produits d’entretien, les ampèremètres avec les surveillants. Le tout à l’avenant. Cette confusion dura trois jours. Le quatrième jour sa chef de service Simone Van der Sprech entra inopinément dans son bureau. Elle s’apprêtait à lui passer un savon carabiné. Elle se retint quand elle vit dans quel état il se trouvait.

C’est ainsi  qu’il se retrouva devant le médecin du travail qui diagnostiqua un burn-out.

Il fut hospitalisé au centre de repos de La Verrière.

Quelques précisions pour le lecteur peu au courant du milieu professoral.

« Ressaisis-toi ! Si tu continues à broyer du noir, tu vas finir à La Verrière ! » C’est une boutade classique dans les salles des profs. Il existe, à 35 km de Paris, à La Verrière (Yvelines), une sorte de maison de repos pour profs épuisés. Cet hôpital psychiatrique a été créé en 1951 par l’instituteur Marcel Rivière. Un millier de patients environ, dont une majorité d’enseignants, y sont soignés chaque année par une équipe de psychiatres, d’ergothérapeutes et de kinés. Des stages de réadaptation sont organisés pour aider les professeurs à reprendre le travail. Les patients, en congé de maladie ou de longue maladie, apprennent à reprendre de l’assurance dans leur métier avant de retourner dans les établissements.

Ainsi Paul Louis se retrouva avec la compagnie d’enseignants déprimés dont la fréquentation n’était pas le meilleur moyen pour lui de retrouver le goût à la vie. Il y serait encore si un nouvel événement n’avait pas bouleversé le cours des choses.

Une assistance sociale passait dans les chambres des patients pour les réconforter et leur apporter une aide matérielle et administrative.

Quand Paul Louis vit entrer Caroline, ce fut l’électrochoc qui lui fit oublier instantanément la voix obsessionnelle, les révélations de l’informaticien, la recherche de la femme idéale. Caroline ne correspondait absolument pas à l’image ancrée dans son esprit depuis son adolescence. Elle claudiquait et serrait contre sa poitrine son bras droit atrophié de naissance. Cependant il émanait de sa personne quelque chose d’indéfinissable qui la rendait non pas belle, mais radieuse. Elle ne correspondait à aucun des critères recherchés par Paul Louis. Pourtant le jeune homme en eut la certitude : il avait trouvé…