Prémonition

« Dans certaines circonstances, avertissement inexplicable qui s’impose à la conscience et fait connaître un événement à l’avance ou à distance. » 

 

 

L’air du matin était vif, j’éprouvais du plaisir à marcher dans la rue. La lumière du soleil éclairait faiblement les quelques nuages sur l’horizon. J’avais eu une nuit particulièrement agitée. Je n’avais pas vraiment mal dormi, mais mon sommeil avait été de mauvaise qualité. Des rêves mouvementés s’étaient succédé et le dernier m’avait réveillé. Je lisais quelques lignes d’un livre. Comme elles ne me rappelaient rien, j’avais tourné les pages afin de retrouver le titre et le nom de l’auteur. Arrivé à la page de garde, je me concentrais, mais les caractères étaient illisibles. Dans mon rêve je retirais ma paire de lunettes et je nettoyais fortement les verres avec un mouchoir. Malgré cela le trouble subsistait. Affolé, je me frottais vigoureusement les yeux. Sans résultats ! Devant mon impuissance à dissiper le voile, je sentais la sueur perler de mon front. Et bientôt je suffoquais. L’affolement était si fort que cela me réveilla. Transpirant à grosses gouttes je me levais les jambes chancelantes et je me précipitais sous la douche. L’eau chaude calma mon angoisse.  Pourtant maintenant en marchant dans la rue je ne pouvais m’empêcher de repenser à ce rêve. Les quelques lignes que j’avais lues étaient encore présentes dans ma mémoire.  Ce n’était pas la première fois que je faisais un rêve perturbant. Le plus souvent j’étais perdu dans une ville inconnue et j’essayai de retrouver mon chemin ou bien j’avais oublié l’endroit où j’avais garé ma voiture. Dans d’autres rêves, il m’était impossible de retrouver une station de métro parfaitement connue. D’habitude il suffisait de quelques minutes pour me libérer de l’oppression de la nuit. Aujourd’hui celle-ci avait disparu avec la douche et un bon café, mais ce que je ressentais était d’une autre nature. J’éprouvais la nécessité de retrouver le titre et l’auteur du livre entrevu dans mon rêve. La sensation était la même que lorsque j’essayais de résoudre un problème de mathématiques. Il me fallait souvent plusieurs heures et même plusieurs jours pour que la solution jaillisse. J’étais persuadé que si les lignes étaient si présentes dans ma mémoire c’est qu’elles résultaient d’une lecture. Cela serait sans doute difficile, mais en me concentrant je retrouverais le titre ou l’auteur. Malgré une tension extrême, aucun souvenir n’émergea de ma mémoire. Mais il était temps d’aller travailler et la routine quotidienne me fit oublier mes préoccupations.

Tandis que je compilais des bordereaux de chiffres dans mon ordinateur, un titre fusa dans mon esprit : « La fin angoissante de l’espèce humaine » de Maximilien Adamus. Cette fulgurance libéra mon cerveau de l’oppression que j’éprouvais depuis mon réveil. Cependant, cette illumination fut de courte durée. Certes j’avais retrouvé le titre, mais il n’évoquait aucun des livres que j’avais lus dans ma vie. Le soir, je me précipitais sur le cahier sur lequel j’avais pris l’habitude d’écrire les titres, les noms d’auteurs, les éditeurs et un résumé des livres que je lisais. « La fin angoissante de l’espèce humaine » n’apparaissait pas sur le cahier qui couvrait une dizaine d’années de lecture. C’était donc plus ancien ! Je sortis d’un placard les six cahiers rassemblant la lecture de toutes les années depuis mon adolescence et malgré un examen attentif, la recherche se révéla infructueuse.

J’étais un peu déçu, mais si ce titre ne figurait dans mes répertoires il me restait la solution extrême de consulter Internet.

Quelques ouvrages avaient un titre proche du mien, mais aucun n’y correspondait exactement. La recherche à partir du nom de l’auteur ne déboucha que sur une entreprise de peinture de Marseille et une plomberie à Lille.  Une idée surgit : comme je me souvenais parfaitement des quelques lignes lues dans mon rêve, je les tapais dans le moteur de recherche. Plusieurs fois cette technique avait fait des merveilles ! Mais cette fois-ci la recherche me mena à des résultats bizarres. Aucun ne correspondait à un livre publié et même à un livre…

Ma déception était immense et pourtant la certitude de l’existence de ce livre rêvé était profondément ancrée en moi.

J’étais sur le point d’abandonner mes recherches, quand un nouvel espoir surgit. Certes Internet est une immense base de données, mais il y avait encore beaucoup de choses qui ne figuraient pas dans cette colossale mémoire collective.

Qui mieux qu’un libraire, pouvait m’aider à résoudre mon problème ?

Évidemment il fallait un professionnel compétent. Le libraire de ma rue était fort sympathique, mais ses connaissances livresques étaient limitées. Nos contacts se bornaient à des discussions sur le temps ou la situation politique de la France. J’avais tenté plusieurs fois de lui demander des renseignements sur tel ou tel ouvrage que j’envisageais d’acheter. Manifestement il devait lire assez peu et il tirait de son ordinateur les renseignements sur les livres qu’il vendait. Au cours d’une de nos conversations, j’avais appris qu’il sortait d’une école de commerce. Ses parents l’avaient aidé à acquérir cette librairie où il mettait en œuvre, plus ses connaissances commerciales que littéraires. Son choix s’était porté sur une librairie, commerce plus prestigieux à ses yeux qu’une boucherie ou une crèmerie. Il faut l’avouer, ces activités nécessitent des compétences que l’on n’acquiert pas dans les écoles de commerce…

Il me fallait trouver un véritable professionnel du livre, un libraire pour qui un ouvrage est plus qu’une marchandise :  une œuvre intellectuelle unique.

Je me suis souvenu qu’au Quartier latin il y avait une modeste librairie dont la devanture vieillotte n’avait pas changé au fil des années. Ne figuraient pas en vitrine les derniers prix de l’année, les romans à la mode ou les biographies de quelques célébrités médiatiques, mais uniquement quelques ouvrages à couvertures de cuir dont l’ancienneté était incontestable. J’hésitais, quelques minutes à entrer, dans la bouquinerie, je n’étais pas coutumier de ce genre de visite. Je poussais la porte qui s’ouvrit en cahotant, une clochette tintinnabula. Après l’animation et la clarté de la rue, j’avais l’impression de pénétrer dans un autre monde. Mes yeux mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité du local. Je distinguais enfin une série d’étagères remplies de vieux livres. D’autres étaient posés en désordre sur une antique table. Le silence était prégnant, le temps semblait s’être arrêté…

Une porte que je n’avais pas remarquée s’ouvrit, laissant passer un petit homme, un sourire affable aux lèvres. Avec son costume étriqué, son crâne dégarni, son dos voûté, il collait parfaitement à sa boutique.

D’un air obséquieux, il m’interrogea :

  • Que puis-je pour vous, cher monsieur ?
  • Je voudrais un livre…

Ma réponse manifestement le contraria.

  • Bien sûr, cher monsieur, vous n’êtes pas dans une boucherie, mais dans une librairie !

Il poursuivit, haussant le ton.

  • Mais pas dans n’importe laquelle. Nous vendons ou n’achetons que des livres anciens de valeur. Je vous préviens : si vous recherchez un livre de Rika Zaraï ou les mémoires de Karim Benzema, vous n’êtes pas au bon endroit !
  • Non, non ! Pas du tout ! Je cherche un livre que je n’ai pas trouvé sur Internet…

Le sourire revint sur sa face. Ma réponse l’intriguait et me plaçait à son niveau.

  • Dites-m’en plus cher monsieur !

Quand je lui citai le titre et l’auteur de l’ouvrage qui monopolisait mes recherches depuis des semaines il ouvrit de grands yeux.

Il se frotta les mains et prit l’air extatique d’un gourmand devant une mousse au chocolat. De toute évidence ma demande l’intéressait et ses neurones s’étaient mis en marche.

  • A priori cet auteur et ce titre ne me disent rien, mais laissez-moi un peu de temps, je vais chercher…

*********

Une semaine après Albert Cruzeiro, c’était le nom de mon libraire, me téléphona.

  • Cher monsieur ! Venez me voir afin que nous fassions le point sur mes recherches !

Quand je pénétrai pour la deuxième fois dans sa boutique, sans doute était-ce l’habitude, celle-ci me sembla moins sombre. Ou peut-être que le jour était plus ensoleillé ?

Le libraire était assis derrière sa table en train de compulser un vieil ouvrage dont il tournait les pages religieusement. Il se leva précipitamment et me serra longuement la main.

  • Cher monsieur, je crois que nous progressons !
  • Avez-vous retrouvé mon livre ?
  • Pas encore cher monsieur ! Mais je viens de vous le dire, nous progressons. J’ai fait appel à un de mes correspondants. Il est suisse, il s’appelle Julius Cornélius et tient une librairie à Zurich. Une sommité dans son domaine…
  • Quand nous nous sommes quittés, l’autre jour, j’ai commencé à cogiter sur votre ouvrage. Et je suis arrivé à la conclusion que cela ne devait pas être un livre français. J’ai donc soumis mon hypothèse à mon ami Cornélius. C’est vraiment une tête !
  • Et alors ?
  • Il a d’abord recherché à partir du nom de l’auteur : Maximilien Adamus. Le seul auteur de ce nom qu’il a trouvé est un auteur finnois.
  • Le problème est donc résolu !

–        Pas vraiment ! Car le seul ouvrage qu’ait écrit ce Maximilien Adamus s’intitule « Sukupuolielämään Orang Utans”.

  • Ce qui veut dire en français ?
  • Je ne parle pas le finnois, mais Julius me l’a traduit. Il est aussi polyglotte, c’est vraiment un cerveau ! « La vie sexuelle des Orangs Outans ».
  • Évidemment cela n’a aucun rapport avec mon livre…
  • Je ne vous le fais pas dire !
  • Et alors ?

Alors ? Mon ami Julius Cornélius a la persévérance d’une véritable teigne, il a poursuivi ses recherches. Il n’est pas homme à renoncer. Pour vous donner un exemple, il y a plusieurs années il a retrouvé le seul exemplaire du livre de Marcel Proust « A la recherche du temps perdu » en créole haïtien. Je ne résiste pas à l’envie de vous en donner le titre : « Je  Nan rechèch nan pèdi tan » ! Pour votre livre il est donc parti du titre.-        Qu’a-t-il trouvé ?-        Il a trouvé un ouvrage en estonien « Meeleheide lõpuks inimliigi”. Ce qui se traduit par : « La fin angoissante de l’espèce humaine »

  • Bravo !
  • Non pas bravo ! Car l’auteur s’appelle Mati Unt…

Ma déception dut se voir sur mon visage, car Albert Cruzeiro m’enserra le bras de ses deux mains.

  • Ne soyez pas aussi désappointé, cher monsieur. À une époque où tout doit se dérouler en un instant, notre métier est une activité qui demande du temps et surtout beaucoup de patience… Nous le trouverons votre livre !

Au fait j’ai oublié de vous demander comment vous avez eu connaissance de son existence.

Quand je lui expliquai son apparition dans un de mes rêves, je vis une certaine incrédulité se peindre sur sa face. La politesse est l’huile qui permet à notre société de fonctionner. Sans elle, je sens qu’Albert Cruzeiro m’aurait carrément éjecté de sa boutique. Il se contenta de dire :

  • Évidemment la recherche va être plus délicate… Mais nous allons trouver.

Le libraire me prit par l’épaule avec un air compatissant et me poussa doucement vers la sortie.

– A bientôt cher monsieur, de la patience, beaucoup de patience…

*********

Inutile de dire que je n’eus plus aucune nouvelle d’Albert Cruzeiro.

Toutes ces recherches m’avaient exténué. Je décidai d’oublier ce livre et le rêve qui y était attaché.

Plusieurs mois s’écoulèrent.

Un jour mon attention fut attirée par une information qui aurait pu être anodine en temps ordinaire.

Un écrivain célèbre venait de décéder à l’âge de 92 ans. J’avais lu un certain nombre de ses ouvrages et bizarrement cette mort me toucha plus que d’autres. Le journaliste précisait que l’écrivain avait écrit un livre sous un pseudonyme et avait demandé à son éditeur de ne pas le publier avant sa mort.

Je relus à deux fois avant de réaliser la réalité du titre et de l’auteur : « La fin angoissante de l’espèce humaine » Maximilien Adamus !

Deux jours après, le facteur m’apportait un paquet provenant des Éditions de l’Horloge.

Étonné, je défis fébrilement l’emballage. Le paquet contenait un livre et une lettre.

C’était « mon » livre dédicacé.

La lettre disait.

 Tu ne l’as sûrement jamais su, mais je suis ton père. J’ai beaucoup aimé ta mère. Elle a refusé que je te reconnaisse. Je sais aussi qu’elle a toujours refusé de te parler de moi. J’ai suivi à distance, ton enfance, ton adolescence et ta vie d’adulte. Maintenant que je quitte cette terre, je veux que tu connaisses la vérité. Ce dernier livre je l’ai écrit pour toi, sous mon vrai nom, qui aurait été le tien si ta mère l’avait voulu…