Dans un futur pas si éloigné…

Adémar Leplumeau venait de recevoir une convocation. Le libellé était bref et laconique : « Vous êtes prié de venir retirer votre carte CDB », suivaient le nom et l’adresse d’une administration. De tempérament très curieux, il s’y rendit immédiatement et fut reçu par un employé, au bureau 104.

  • Merci d’être venu aussi rapidement frère Leplumeau !
  • C’est normal frère administrateur ! Votre convocation parle d’une carte CDB. De quoi s’agit-il ?
  • Je suis chargé de vous remettre votre carte de bonheur.
  • Ma carte de bonheur ??
  • Oui votre carte de bonheur ! C’est une nouvelle initiative de Notre frère Président.

L’employé baissa respectueusement la tête devant un portrait accroché sur le mur de la pièce.

  • Vous savez qu’il a la volonté d’assurer le bien-être de chaque citoyen du pays. Il a déjà établi la carte de vie qui garantit à tous les habitants un minimum de ressources, des soins gratuits et une formation permanente. Malgré tout cela Notre Président s’est aperçu que le bonheur régnait d’une façon inégale sur l’ensemble du territoire…Il a interrogé les frères experts et leur a demandé de trouver un moyen de remédier à cette situation. Et ils ont trouvé !
  • Quoi ?
  • La carte du bonheur ! Les frères experts se sont interrogés sur la nature du bonheur. Leurs recherches ont abouti aux conclusions suivantes : l’homme, de par sa nature, est enclin au malheur. Sa vie n’est que souffrance. La naissance est le premier des traumatismes. Ensuite toute son existence ne sera qu’une suite interminable de tourments : les maladies, la faim, la soif, les agressions de l’environnement et des autres hommes, jusqu’à la mort qui est la dernière des souffrances. Et pourtant, certains hommes sont heureux !
  • Moi je suis heureux frère administrateur !
  • C’est bien ce que je disais ! Le bonheur n’est pas équitablement réparti ! Les frères experts ont donc poursuivi leurs recherches pour déterminer les causes du bonheur. Et… ils ont trouvé !
  • Quoi ?
  • Le bonheur est un phénomène électrochimique se produisant dans notre cerveau. Le bonheur est de nature comportementale. Ce n’est pas l’évènement qui produit la satisfaction, mais la façon dont les neurones vont appréhender cet évènement. Cela explique qu’un handicapé puisse être heureux alors qu’un autre home en bonne santé est malheureux.
  • C’est exact !
  • Aussi nos experts ont cherché une solution à cette disparité. Et ils ont trouvé !
  • Laquelle ?
  • Puisque le bonheur est un état du cerveau parmi d’autres, ils sont arrivés à la conclusion qu’il fallait trouver un moyen extérieur, pour obliger le cerveau à « être heureux ». Et ils ont trouvé !
  • Ils ont trouvé ?
  • Oui ! Avec l’aide des frères informaticiens et neurobiologistes, leurs recherches ont abouti à la carte du bonheur, la CDB. Je m’explique : comme le fonctionnement des neurones est de nature électrochimique, certaines ondes peuvent modifier ces phénomènes. Dès lors, tout est simple, ils ont construit des appareils capables de produire ces ondes.
  • Quel rapport avec la CDB ?
  • J’y viens, Notre frère Président constatant la mauvaise répartition du bonheur entre les citoyens a décidé de corriger cette déficience, car les hommes naissent libres et égaux en droits et en devoirs. Il a donc résolu une redistribution sociale du bonheur comme il avait instauré une redistribution sociale des revenus, de la santé et de la connaissance. Chaque citoyen recevra une carte de bonheur. Cette carte lui attribuera une quantité minimale de bonheur. Et aujourd’hui je vous ai convoqué pour vous remettre votre carte du bonheur. Vous êtes bien Adémar Leplumeau habitant la commune de Gammaville en Corrèze ?
  • C’est exact frère administrateur !
  • Parfait ! Passez-moi votre carte d’identité, que je l’insère dans mon testeur. Placez votre œil devant cet objectif afin que la machine examine votre rétine. Bien !
  • Mouillez votre doigt et placez-le dans cet orifice.
  • Parfait ! Test ADN conforme ! Tout est en ordre, je peux donc vous remettre votre carte. Parlez devant ce micro et dites « Moi Adémar Leplumeau reconnaît avoir reçu ma carte de bonheur le 17 mars 2030 ».
  • Maintenant je vais vous en expliquer son utilisation.
  • Merci frère administrateur !
  • Un certain quota de bonheur est attribué à chaque citoyen du pays. Les frères experts ont calculé cette quantité sur une vie maximale de 100 ans. Comme vous avez actuellement 46 ans frère Leplumeau, l’ordinateur central vous a attribué 54/100 du forfait. C’est équitable, je pense ?
  • Certainement frère administrateur !
  • Quand vous rentrerez chez vous, il vous suffira d’introduire votre carte de bonheur dans le lecteur de votre poste de télévision, de choisir la valeur désirée et l’écran diffusera la quantité d’ondes correspondante.
  • Vous pourrez user de la carte à votre discrétion, mais je dois vous avertir : elle ne sera pas renouvelable. À vous de gérer, au mieux, votre avoir…
  • Une dernière chose, le système ne fonctionnera que dans un mois, le temps que chaque citoyen reçoive sa carte. Compris frère Adémar ?

 

                    Le soir Adémar Leplumeau était de retour chez lui. Sa maison était construite dans les collines à quelques kilomètres de Gammaville. Il y vivait entouré de moutons et de chèvres. Quelques poules picoraient alentour. Un potager et quelques arbres fruitiers lui assuraient un approvisionnement en produits frais. La vente de fromages et de viande complétait ses ressources. Le bois des forêts le chauffait l’hiver. Il ne servait jamais de sa carte de bonheur, son existence rude et le grand air le mettant à l’abri des maladies et la contemplation de la nature étant une source inépuisable de satisfaction, de réconfort et de connaissances.

Bien qu’étant d’un caractère heureux et plutôt bel homme, Adémar était encore célibataire n’ayant pas trouvé parmi les femmes de la région la perle rare qui accepterait de partager une vie aussi rigoureuse. Il faut dire que les campagnes s’étaient bien dépeuplées, la majorité des habitants du pays vivait dans quatre à cinq mégalopoles réparties sur le territoire.

Adémar s’assit à côté de sa chèvre préférée qu’il avait appelée Blanchette (un clin d’œil à Alphonse Daudet) et ouvrit son portefeuille.

  • Vois-tu Blanchette, cette carte ? Encore une invention des hommes. On avait bien besoin d’une carte pour être heureux ! Tu n’es pas heureuse toi, avec toute cette herbe et ses fleurs que tu peux brouter toute la journée ? Enfin… !

Les jours passèrent, identiques à eux-mêmes, rythmés par les tâches quotidiennes. Un matin Adémar se leva à l’aube, réveillé par le chant des oiseaux. Les brebis et les chèvres attendaient la traite du matin. Loin de le rebuter, cette besogne plaisait à Leplumeau, toujours content de retrouver ses bêtes. Mais aujourd’hui il se sentait las et abattu. Il n’avait même pas envie d’une tranche de fromage de chèvre et d’un verre de vin rouge. Lui si optimiste d’habitude, envisageait, avec appréhension les travaux de la journée. Que se passait-il ? …Ce qu’avait oublié de lui signaler l’administration c’est qu’à l’instant même où était mis en fonctionnement le système de la carte du bonheur, des émetteurs envoyaient sur l’ensemble du territoire des trains d’ondes qui neutralisaient les phénomènes électrochimiques liés au bonheur. Pour prendre une image, les compteurs étaient remis à zéro. Le Président l’avait exigé, il fallait une égalité complète entre tous les citoyens.

Adémar traîna toute la journée son humeur dépressive. Il accomplissait mécaniquement ses tâches quotidiennes. Ce n’est qu’en rentrant le soir dans la salle de séjour et en voyant le poste de télévision (attribué gratuitement et obligatoire) qu’il pensa à la CDB. Il l’introduisit dans la fente, l’écran s’alluma et afficha – « Reste 200000. Combien en voulez-vous ? » – Il tapa au hasard 10. Instantanément il se sentit envahir par une vague de bien-être. La vie lui sembla, à nouveau, être redevenue rose.

Les jours passèrent. Adémar avait appris, peu à peu, à « doser » sa ration de bonheur. Comme tout ce qu’il consommait, il le faisait avec modération.

                  Un midi il vit arriver, au bout du chemin, le père Eugène. Leplumeau le connaissait de vue, c’était le plus riche propriétaire de Gammaville. Il l’avait rencontré parfois en ville, en faisant ses courses, mais celui-ci l’avait toujours ignoré. Il fut donc surpris de sa visite et s’avança vers lui. Il fut encore plus surpris quand le père Eugène lui saisit la main et la secoua vigoureusement.

  • Bonjour Adémar comment allez-vous ? J’avais envie depuis longtemps de venir vous saluer, mais vous savez ce que c’est ! Le travail, une exploitation agricole c’est beaucoup de tracas… !

Adémar interloqué ne savait quoi répondre

  • Enfin, je me suis dit que cela serait vraiment impoli de ne pas venir saluer ce brave Adémar, donc me voici !

Machinalement Leplumeau le fit entrer dans la salle de séjour et lui proposa une petite goutte. Quand les deux verres furent remplis, le père Eugène plongea ses lèvres dans sa coupe, en avala une rasade et claqua la langue.

  • Pas mauvaise ta goutte Adémar, à ta santé !

Posant le verre il continua :

  • Outre le plaisir de te voir, je viens également te demander un service.
  • … ?
  • Parfaitement, je serais direct, c’est comme cela que je suis en affaires. Je viens t’acheter ta CDB.
  • Ma CDB ?
  • Oui je t’en offre 1000 euros bien que le bonheur n’ait pas de prix !

Il s’esclaffa, content de sa boutade.

  • Mais ma CDB n’est pas à vendre !
  • Allons Adémar ! Tu dis cela pour faire monter les enchères. Tu as raison ! Ce sont les affaires. Allons, disons, 1500 euros.
  • Non !
  • Comment non ? Qu’as-tu à en faire de ta CDB ? Tu as toute la campagne pour toi, tes moutons et tes chèvres, pas de contrariétés. Moi ma CDB ne me suffit pas. La gestion d’une exploitation agricole c’est beaucoup de soucis : le personnel, les acheteurs, les factures, les impôts, les enfants qui ne veulent rien faire. Deux cartes CDB ne seraient pas de trop. Allons ! Tu m’es sympathique : 2000 euros ! Mais à ce prix là, tu me saignes.

Adémar se leva menaçant. Apeuré, le père Eugène quitta son siège. Il fut poussé sans ménagement vers la porte. Dépité, il repartit en marmonnant des injures.

     Deux mois plus tard, la voiture jaune de Félicien le facteur s’arrêta au bout du chemin. Il venait rarement, car Adémar recevait peu de courrier.

  • Bonjour Adémar, une lettre recommandée pour toi !
  • Pour moi ?
  • Oui, signe ici s’il te plaît.

Intrigué il déchira l’enveloppe, tira un papier sur lequel était écrit : « Monsieur Adémar Leplumeau veuillez noter que le code confidentiel de votre CDB est 7735438AZET, ce code sera associé à votre identité ADN. En conséquence à chaque activation de la carte vous voudrez bien placer votre doigt dans le détecteur après la frappe de votre code ».

  • Qu’est-ce c’est que cela ?
  • Comment tu n’es pas au courant Adémar ! Pour te servir de ta CDB, il faut maintenant que tu fournisses ton code. Cela a été annoncé depuis des semaines à la télévision !
  • Tu sais Félicien je ne regarde jamais la télévision, la nature me suffit largement. Mais … pourquoi faut-il maintenant un code ?
  • Si tu regardais la télévision, tu serais au courant ! Depuis qu’on a mis en place la CDB, il s’est passé bien des choses dans le pays…
  • Des choses ?
  • Certaines personnes usent en quelques mois tout leur forfait bonheur et doivent être hospitalisées. Tu connais la Marion la fille du menuisier ?
  • Bien sûr ! Une bien jolie fille !
  • On l’a retrouvée morte dans sa chambre. Elle avait consommé en deux heures une ration de six mois !
  • C’est un comble mourir de bonheur !
  • Et ce n’est pas tout ! Des inconscients vendent leur CDB espérant que l’argent comblera leurs envies. Ils y gagnent surtout des dépressions… Des trafics de CDB s’organisent, des malfrats attaquent les personnes les plus faibles pour leur voler leur carte et les revendre avec de substantiels bénéfices. Aussi, Notre frère Président informé de cette situation a décidé qu’il faudrait, dorénavant, un code personnel, associé à l’ADN, pour activer la carte. Celle-ci ne pourra plus être volée et vendue. Il sera interdit de la céder.

Cette nouvelle procédure ne modifia pas outre mesure la vie paisible d’Adémar Leplumeau. Pourtant, en même temps qu’il prélevait chaque jour sa part de bonheur il avait décidé de regarder, quelques minutes, la télévision afin de s’informer des nouvelles du pays. C’est ainsi qu’il apprit que des bandes organisées avaient réussi à briser les codes des CDB. Elles fabriquaient de fausses cartes. Il leur suffisait de subtiliser un poil ou de prélever une infime quantité de la trace d’un doigt pour se faire identifier au test ADN.

Tout le système s’écroula.

Un soir le frère Président intervint solennellement à la télévision. Son visage était grave. Il reconnut douloureusement que faire, malgré eux, le bonheur des hommes était une utopie. La CDB était supprimée…

Adémar Leplumeau éteignit le téléviseur et alla s’asseoir dans le champ à côté de Blanchette. Il ouvrit son portefeuille et en sortit une carte, la tendit vers la chèvre qui n’en fit qu’une bouchée…