Alban est dans une phase de la vie, où un homme cherche sa voie.

Né dans le neuf-trois, sa voie était mal engagée, il n’aurait pas dû se prénommer Alban, mais ce sont bizarreries de la vie, sa mère était passionnée pour un compositeur peu connu Alban Berg.

Vous écouterez les œuvres de ce compositeur autrichien. Elles sont loin des musiques en faveur dans le neuf-trois.

S’il avait eu la chance de naître à Neuilly, Alban aurait, sans aucun doute, fait de brillantes études et serait actuellement cadre dans l’industrie ou haut fonctionnaire. Mais malgré des capacités certaines, il a été contraint de passer un CAP de plombier zingueur. CAP qui aurait pu lui fournir un métier fort honorable et rémunérateur, car les clients de ces artisans, très recherchés, savent qu’ils sont capables de transformer le plomb en or…

 Dans un département comme la Lozère ou la Corrèze il aurait vite trouvé un emploi, mais pour un garçon vivant dans le neuf-trois les mauvaises fréquentations ont des effets délétères sur l’existence d’un jeune homme pourtant doué.

Il comprit vite qu’il était plus facile de gagner de l’argent à vendre du hasch ou de la coke que de travailler. Au désespoir de sa mère, grâce à son intelligence, il progressa rapidement dans la hiérarchie de la délinquance.

C’est la raison pour laquelle, sortant d’un séjour de prison d’un an à la centrale de Fleury-Mérogis, aujourd’hui il fait le point sur son existence.

Son séjour en prison lui a permis de réfléchir longuement. Il a pris conscience que si le trafic de drogue est rémunérateur il est aussi incertain, même très dangereux, les fusillades entre bandes rivales étant fréquentes. Nombre de ses copains sont maintenant dans un cimetière…

En prison Alban a beaucoup lu. À la bibliothèque il a découvert « La critique de la raison pure » de Kant, mais ce n’est pas à partir de ce classique philosophique qu’il a mis en forme les stratégies qui devaient lui permettre de s’enrichir.

D’emblée il rejette une piste.

N’étant pas héritier d’un patrimoine, il est exclu qu’il le fasse fructifier.

Hormis le travail qu’il juge indigne de sa vaste intelligence, il lui reste la solution de vendre ce qu’il n’a pas.

Il y a des moyens quasiment légaux de s’enrichir en exploitant la crédulité des gens.

Dans un premier temps il a envisagé de devenir agent immobilier. Il aurait volontiers relevé le challenge : avec comme seule arme le verbe, vendre des biens qu’on ne possède pas en prélevant des commissions rémunératrices. Mais il faut au préalable une mise de fonds pour louer une agence. Le faible pécule lui restant à la sortie de prison ne lui permet pas.

Mais il prit vite conscience que l’époque lui était favorable, il pouvait utiliser Internet qui est une mine à gogos. Le choix des possibilités est immense.

Une première idée qui lui vint : la mite. On se demande pourquoi ? Peut-être « le mitard » terme très usité dans le milieu carcéral ?

Voilà un insecte mythique (!) auquel on impute tous les dégâts sur nos vêtements même ceux en fibres synthétiques que la petite bête déteste.

Pendant longtemps la naphtaline résidus de la distillation de la houille avait eu la faveur des ménagères pour lutter contre les mites. Son odeur « particulière » était censée chasser la Tineola bisselliella. En fait ces boules blanches n’ont aucun effet sur ces insectes. Leur seule qualité est d’être un solide qui se sublime sans fondre. Le naphtalène passe directement de l’état solide à l’état gazeux ce qui ne tache pas les tissus.

En raison de la disparition progressive du charbon, la naphtaline a disparu du marché et a été remplacée par des insecticides.

Mais Alban a compris que l’association « odeur chimique-mite » resterait longtemps dans l’esprit des consommateurs.

Cette idée trotta longuement dans l’esprit de l’ex-taulard, pour aboutir à une solution intéressante et facile à mettre en œuvre. Il achetait des suppositoires à l’eucalyptus, qu’il faisait fondre dans sa cuisine et qu’il moulait dans les cavités d’une plaque à glace d’un congélateur. Un emballage de bas prix, une publicité gratuite sur les réseaux sociaux et les clients étaient enchantés par ces cubes peu onéreux et dont l’odeur éloignait sans aucun doute les mites…

Cette activité lui apportait certes de modestes revenus, mais aussi la satisfaction d’être devenu un autoentrepreneur.

À sa sortie de prison, il s’était mis en ménage avec Lucette, une copine qu’il avait connue dans sa cité, quand il était dealer.

Lucette reconnut que l’idée des suppositoires d’Alban était « géniale », mais que la crédulité des gens pouvait rapporter beaucoup plus.

Le jeune homme en convint, l’opération Tineola bisselliella était certes rémunératrice, mais nécessitait l’achat de suppositoires, ce qui diminuait les bénéfices.

Nous l’avons écrit le QI d’Alban était élevé et il arriva vite à la conclusion qu’il devait baisser le coût de la matière première.

La solution jaillit, si j’ose dire, miraculeusement : l’eau bénite !

Le prix de l’eau est vraiment modique et ses propriétés étonnantes relèvent de la croyance.

La grotte de Lourdes lui vint en premier à l’esprit. Ce lieu sacré est connu de tout le monde. Trop connu ! Et Alban voulait une relative discrétion dans son marketing…

Aussi choisit-il un lieu assez éloigné pour l’endroit où serait puisée cette eau miraculeuse.

Lalibela, sanctuaire sacré en Éthiopie dont les racines remontent à l’homme des premiers âges et cité marquée par la légende, ferait l’affaire.  La publicité affirmerait que l’eau était puisée à côté d’une remarquable église creusée dans la roche.

Les gogos ne pourraient être que subjugués par les miracles attribués par Alban à ce lieu sacré et les quelques photos pittoresques de cette église achèveraient de les convaincre. Lequel de ces gogos irait en Éthiopie ?

Les infrastructures mises en place pour les antimites furent étendues à l’eau miraculeuse.

Lucette s’occupa de l’embouteillage et des envois par la poste, tandis qu’Alban gérait l’informatique et la partie financière.

Le couple put ainsi bénéficier d’une rente substantielle que nombre de petites PME leur auraient enviée.

Mais le goût de l’argent est irréfrénable ! Alban et Lucette ne purent se contenter du commerce d’eau bénite.

Ce fut Alban qui eut l’idée d’exploiter une matière première plus rémunératrice que l’eau bénite…

Le bonheur ! N’est-ce pas la chose la plus recherchée dans ce bas monde ?

Personne n’est capable de définir ce qu’est le bonheur, mais tout le monde le recherche !

Alban comprit immédiatement que cette matière immatérielle pouvait être une source de revenus exceptionnels.

En diffusant de l’eau bénite sur Internet, il avait pris conscience que ce n’était pas tellement l’eau qui intéressait ses clients, mais bien les vertus supposées de ce liquide sacré.

Les acheteurs se trouvaient dans un public catholique et croyants.

Il n’y avait pas besoin de faire une étude de marché très poussée, pour comprendre qu’avec « le bonheur » les acheteurs potentiels seraient plus nombreux…

Il comprit aussi qu’il ne serait pas seul sur le marché ! Il suffit d’écouter et de voir dans les médias le nombre de publicités spécieuses vantant la disparition des rides, des bourrelets, le rajeunissement de la peau, la préservation du système pileux pour les hommes et malheureusement la guérison de tous les maux. La bonne santé du marché homéopathique est la preuve de l’immensité de la crédulité humaine.  Et que dire des huiles essentielles qui sont surtout essentielles pour le tiroir-caisse des officines en faisant le commerce !

La vente des produits, contre les mites et celle de l’eau bénite avaient permis à Alban et Lucette d’accumuler une petite épargne qu’il allait pouvoir investir et ainsi de multiplier leurs moyens de production.

Les deux escrocs décidèrent de fabriquer des produits contenant du bonheur.

La publicité affirmait que le « bonheur » était extrait de l’air des hauts plateaux du Tibet.

Ils proposèrent à leur clientèle du « bonheur » sous différentes formes : des cachets, du spray, des gouttes, des crèmes, des gélules, des préparations homéopathiques diverses, etc.

Leurs préparations rencontrèrent une clientèle abondante…

***

Les affaires prospéraient.

Ils étaient loin les HLM du neuf-trois, les halls d’immeubles sordides, les ascenseurs presque toujours en panne et sentant la pisse, la mixité soi-disant enrichissante.

Alban et Lucette s’étaient acheté un pavillon bourgeois au Vésinet.

Mais il faut croire que ce sont les chausseurs les plus mal chaussés, malgré l’eau bénite et les remèdes contenant du bonheur, la béatitude du couple fut fauchée en plein vol.

Un jour, Alban s’écroula évanoui et fut transporté aux urgences.

Les médecins ne purent déterminer exactement les causes de son malaise.

L’« autoentrepreneur » fut transféré dans une prestigieuse clinique privée du Vésinet : la clinique Sainte Félicitée.

Cet établissement de santé convenait sans aucun doute à un spécialiste du commerce d’eau bénite. D’autant que la clinique appartenait à la congrégation des diaconesses du Saint-Esprit.

Le médecin responsable de la clinique était un ancien chef de clinique à l’hôpital européen Georges Pompidou. Le professeur Ernest Antoine Montassier avait quitté l’assistance publique pour un poste plus rémunérateur dans le privé.

 Il vint voir Alban dans sa chambre.

À sa mine crispée, le malade vit que les nouvelles n’étaient pas bonnes.

Sans prendre de précautions oratoires, le praticien entra dans le vif du sujet.

  • Monsieur, les résultats que j’apporte sont déplorables. Nous avons dosé, dans votre sang, le marqueur AVX72. Il n’y a aucun doute, vous êtes atteint par la maladie de Bronstein-Berger…
  • C’est grave ?
  • Je serai franc ! Cette maladie est extrêmement rare.

(Le médecin pensait : quelle chance que j’ai de pouvoir observer un cas aussi rare).

  • Elle combine les symptômes de Parkinson et d’Alzheimer.

(Le médecin pensait : c’est plutôt bien, car les malades ne se rendent pas compte)

  • Existe-t-il des médicaments ?
  • Dans l’état actuel de la recherche, il n’existe aucun traitement. La maladie peut évoluer plus ou moins rapidement, de trois mois à un an.

***

Les ambitions d’Alban s’étaient envolées, en attendant que sa vie s’envole à son tour.

La maladie diminuait ses forces, un peu plus, chaque jour, seul le cerveau résistait.

Une infirmière dévouée s’occupait plus particulièrement de lui, sœur Marie-Amélie.

Ils étaient, tous deux, de la même banlieue, Marie-Amélie, qui se prénommait en réalité Fatima, sortait également de prison où elle avait passé trois années.

Un jour dans une cave un petit caïd avait voulu la violer. Elle s’était emparée d’une bouteille vide et l’avait cassé sur la tête de son agresseur, puis avait enfoncé le tesson dans son abdomen. En prison elle avait profité des possibilités qui lui étaient offertes de reprendre des études et elle avait préparé un diplôme d’infirmière.

Une sœur qui s’occupait des détenues de la prison l’avait convaincue de rentrer dans l’ordre des diaconesses du Saint-Esprit.

Sœur Marie-Amélie était consciente que la médecine ne pouvait plus rien pour le jeune homme. Malgré ses prières, l’état du malade ne s’améliorait pas. Elle avait demandé à une amie de la congrégation de lui faire parvenir un petit flacon d’eau de Lourdes. Et en cachette des médecins et des autres infirmières, elle aspergeait le mourant d’eau miraculeuse. À son grand désespoir, le ciel tardait à se manifester. En désespoir de cause elle alla chercher sur Internet. Elle tomba sur une annonce alléchante. Un site proposait un médicament pour un prix relativement modique : un remède contenant du bonheur, « bonheur qui vous donnera santé et plénitude » …

Ainsi sans le savoir Alban était rattrapé par son « commerce » !

Sœur Marie-Amélie remplit un grand verre d’eau et soulevant doucement la tête du malade lui fit avaler deux gélules qu’elle venait de recevoir. Elle murmura :

  • Alban, voici un médicament qui va vous redonner la santé !

***

Le lendemain matin, lors de sa visite journalière le professeur Ernest Antoine Montassier recommença plusieurs fois l’examen clinique de son malade. Il n’en croyait pas ses yeux : les signes extérieurs de la maladie de Bronstein-Berger avaient disparu !

Le dosage, en urgence, du marqueur AVX72 confirma la chose, Alban était guéri…

Sœur Marie-Amélie prit la main d’Alban, sa pression était plus que de la compassion. Lucette avait du souci à se faire…