C’est un gardien qui a donné l’alerte. Faisant sa ronde habituelle dans la salle la plus fréquentée du musée et en jetant sur le célèbre tableau un regard routinier mais néanmoins professionnel, Gérard, nous avons changé son prénom à sa demande, sentit tout à coup ses jambes se dérober : On avait volé le sourire de la Joconde ! Mona Lisa était bien là mais elle faisait la gueule ! Ces courts instants d’intense émotion passés Gérard fit ce qu’il avait à faire, appuyer immédiatement sur le bouton qui allait déclencher un remue-ménage mondial. Le directeur du musée, tiré de son sommeil, comprit rapidement que tout retard dans la diffusion de cette information ne pourrait qu’aggraver les effets néfastes de la situation sur une carrière qu’il sentait déjà largement compromise, il prit donc promptement son téléphone pour prévenir l’Elysée.

La nouvelle fit le tour de toutes les grandes capitales. Les plus éminents spécialistes d’outre-Atlantique reçurent l’information en cours de soirée. A en croire certaines sources, que nous ne pouvons citer, certains d’entre eux, sous le choc et ayant été poussés, sans doute par excès de conscience professionnelle, à interrompre subitement leurs ébats auraient même vu s’évanouir le sourire de leur partenaire en même temps qu’ils apprenaient l’effacement de celui de la célèbre florentine.

A travers le monde la communauté des scientifiques et des critiques d’art se perd maintenant en conjectures. Certes le sourire n’est plus de mode, les mannequins sur les couvertures des magazines et les chanteurs dans leurs clips affichent des têtes d’enterrement, la menace et l’inquiétude ont supplanté la bienveillance et l’empathie et il n’est pas très bien vu d’exhiber une forme de légèreté, mais de là à dire que Mona Lisa était légère il y a un pas que nombre d’experts n’ont pas franchi. A bien y réfléchir l‘évènement semble plutôt dans l’air du temps. Faut-il vraiment s’étonner de la disparition du sourire le plus réputé du monde ? Sans trouver d’explication matérielle du phénomène beaucoup pensent qu’il faudrait l’accueillir favorablement. D’aucuns avancent même que ce sourire était une insulte à la souffrance humaine et qu’il aurait fallu de toutes façons le supprimer. Le débat fait rage. L’hypothèse d’une farce de mauvais goût et celle de la substitution du tableau par un autre ont été rapidement écartées, il s’agit bien toujours de l’oeuvre de Léonard et aucune trace de peinture fraîche n’est venue attester la moindre retouche. Alors ? Une psychosociologue de l’université d’Oxford annonce déjà une explication : La matérialité d’une oeuvre n’a aucune importance, on n’y voit que ce que l’on veut bien y voir et le sourire que nous avons collé sur ce beau visage pendant des siècles aurait cédé aujourd’hui la place à un rictus, certes léger mais rictus tout de même, nous alertant sur les périls courus par l’humanité désormais engagée sur une pente fatale. Tout ne serait donc qu’une question d’interprétation. Un spécialiste toscan du grand de Vinci prétend lui que cet incomparable génie n’a pas fini de nous surprendre, il aurait introduit dans le tableau des matières, dont il nous reste à découvrir le secret, capables de faire évoluer celui-ci en un temps très court. Une nouvelle vie s’ouvrirait ainsi à cette oeuvre exceptionnelle et il appartiendrait alors aux critiques de la redécouvrir. Cette hypothèse peu crédible mais avouons le, séduisante, pose une angoissante question : Léonard a-t-il ainsi préprogrammé l’évolution d’autres oeuvres et devons nous nous attendre, par exemple, à découvrir un matin des tripoux dans les assiettes de « La cène » ? Voilà qui ouvre des abîmes de perplexité.

Il faut préciser que ces théories ne prennent pas en compte l’éventualité d’un acte malhonnête, reconnaissons en effet que l’on peut s’interroger sur la réalité d’un vol de sourire, mais les enquêtes policières se poursuivent. Bien sûr on n’a vu personne quitter le Louvre en rasant les murs avec le sourire de la Joconde sous le bras, les interrogatoires de voisinage n’ont strictement rien donné. Devant l’absence totale d’indices l’inspecteur Lémiche, récemment promu à Paris et chargé de l’affaire, s’est rabattu sur les fondamentaux : Chercher d’abord à qui profite le crime. Qui a eu intérêt a dérober le fameux sourire ? Une liste fut prestement dressée en tête de laquelle on trouvait bien entendu tous les fabricants de dentifrice. Mais ces premiers suspects ont été vite innocentés car la Joconde dans son sourire mystérieux ne montrait pas ses dents. Les politiques, également haut-placés dans la liste pour leurs épanchements sur les affiches et sur les marchés, avaient bien sûr tous un alibi. Quant aux commerciaux ils ont ri au nez des enquêteurs : « Allez donc fourguer un quelconque produit avec un tel sourire, et quand on le lit sur le visage d’un client potentiel on sait que c’est perdu d’avance ! Ce sourire là nous le fuyons ! ». On pourrait poursuivre la description des minutieux travaux de recherche de la police mais force est de constater qu’au moment où nous bouclons cet article l’enquête piétine. 

Faisant contre mauvaises fortune bon coeur la direction du Louvre, se réfugiant dans l’humour, a fait disposer des panneaux à l’entrée du musée : «  Chers visiteurs soyez les bienvenus, faites comme nous, gardez le sourire ! Et ne condamnons pas trop vite la Joconde d’avoir abandonné le sien : Le radeau de la Méduse est toujours en détresse, la Victoire de Samothrace n’a pas retrouvé sa tête et la Vénus de Milo reste cruellement amputée ! Avouez qu’il n’y avait pas de quoi se marrer ! »