Il fut le premier à marquer ses empreintes dans la neige de la nuit. Un léger vent avait chassé les nuages et la campagne étalait une blancheur absolue. Au loin une longue rangée d’arbres givrés signalait la rive de l’Elbe. Hans, d’une humeur légère, s’était levé de bonne heure pour l’achat de son journal du dimanche,

Revenu tôt dans la matinée il s’était installé dans son fauteuil. Pour son trente-cinquième anniversaire il devait juste se laisser choyer par sa femme et son fils. Celui-ci avait disparu depuis la veille à l’exception de quelques minutes pour le dîner, mais Hans n’avait posé aucune question ayant compris, en surprenant quelques regards complices entre son garçon et sa mère, qu’il y avait de la surprise dans l’air.

Une odeur de gâteau à la cuisson emplissait la maison. Il se leva pour capturer son épouse de ses bras autour de la taille et lui donner un long baiser. Elle l’interrompit gentiment pour lui faire comprendre d’un sourire entendu que ce n’était pas exactement le moment car elle avait un programme matinal serré mais que…

Hans alla se rasseoir et reprit son journal. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. A l’usine de nombreux camarades étaient engagés dans le parti, ils en répétaient les slogans comme un noir catéchisme. Tout cela ne lui disait rien qui vaille mais il n’allait pas laisser gâcher cette belle journée. Il serait bien temps demain en revenant au travail de lever le regard vers cet avenir terrifiant qui soulevait pourtant des foules enthousiastes.

Vint le moment du repas, celui du dessert et enfin celui de la surprise. En ce jour de fête, comme pour chaque grande occasion, ils avaient bu un peu de vin, Hans était heureux et légèrement euphorique et il attendait son cadeau avec bonhommie et amour. Ce fils qu’il aimait tant ne cessait de le surprendre, son goût pour le dessin et la peinture s’étaient manifestés très tôt. Le maître d’école leur avait dit un jour « Ludwig est très doué et il fait preuve déjà d’une étonnante maturité, du moins dans les oeuvres – il avait dit les oeuvres – qu’il m’a présentées ». Hans avait donc décidé de l’encourager et ne manquait jamais une occasion de valoriser son talent. Lui qui aurait tant aimé devenir musicien, mais qui n’avait rencontré chez son propre père qu’interdictions et incompréhensions.

Hans s’attendait donc, logiquement, à une « oeuvre » de son fils.

 

Il avait vu juste mais la surprise fut énorme et un rien déstabilisante. Ludwig s’éclipsa quelques instants et entra directement de la cour par la porte de la cuisine, tenant de sa main droite la bicyclette de son père. Hans laissa ses bras tomber le long du corps, il était sous le choc, ébahi, son fils avait peint son vélo ! Aucune parole ne lui vint, il avait sous les yeux son vélo, son unique vélo qu’il prenait tous les jours pour aller au travail, arborant toutes sortes de couleurs. Seule la bande roulante des pneus avait échappé à l’imagination débridée de Ludwig. Le silence se faisait pesant et Hans comprit qu’il devrait vite sortir de cette stupeur s’il ne voulait pas provoquer une cruelle déception. Mais il se projetait le lendemain matin face aux quolibets de ses camarades ouvriers le voyant arriver, tel un clown, sur une bicyclette en couleurs. Qu’allait il leur dire ? Il écarta cette pensée. Pour le moment il fallait revenir vers ce fils imprévisible : « Il est splendide ! Et puis pour une surprise c’est une surprise ! » Il prit Ludwig dans ses bras : « Tu es un authentique artiste mon fils » Alors celui-ci expliqua, cette peinture ne représentait rien de particulier, il avait voulu à partir des couleurs qu’il avait disposées sur le cadre, les garde-boue, le guidon, les rayons, le pédalier, la dynamo, le phare, le porte bagages, les pneus, inviter l’observateur à les prolonger vers la vision de son choix. Lui, il y voyait, selon l’angle choisi, une girafe bleue ou les fées de l’Elbe. « On peut aussi y voir la fragilité du bonheur » ajouta-t-il.

 

Hans avait un drôle de fils.

Le lendemain très tôt avant d’enfourcher sa bicyclette il prit un pas de recul et admira l’oeuvre de Ludwig. Ce n’était pas un vélo repeint à neuf c’était un point de départ vers un rêve en couleurs. L’exact contraire de ce qui l’attendait dans le monde. La route avait été dégagée mais restait très glissante et l’équilibre difficile à garder et bien qu’il dût rester concentré, sa pensée revenait vers son fils. On pouvait admirer des oeuvres de peintres sur toile ou sur papier, d’autres choisissaient le bois, d’autres encore peignaient sur les murs, ou sur des pots, des assiettes, de la soie, Ludwig, lui, était peintre sur vélo. Mais Hans avait choisi son camp.

Dès qu’il mit pied à terre devant l’usine un attroupement se forma autour de lui. Il y avait là tous les ténors de l’atelier et notamment ceux du parti. Les plaisanteries fusaient de tous côtés. Il entendit même le grand Jürgen toujours plus malin que les autres faire une réflexion sur l’art dégénéré, qu’il pensait sans doute empreinte de culture. Hans était quelqu’un de respecté mais là il s’agissait quand même d’un évènement tout à fait incroyable. Ce camarade dont tout le monde reconnaissait le charisme et le sérieux arrivait à l’usine sur un vélo multicolore. Alors que le pays tout entier se couvrait de rouge et de noir.

Hans descendit de son vélo fit un geste pour appeler au silence et imposa sa voix forte et nette : « Ce vélo a été peint par mon fils pour mon anniversaire, mon fils est un artiste, alors à partir de maintenant la moindre moquerie à ce sujet et c’est mon poing dans la gueule ».

Le silence se fit pesant, quelques regards montèrent vers le ciel, les autres plongèrent vers les chaussures. Puis chacun se dirigea lentement vers la porte de l’usine et l’on n’entendit plus parler du vélo de Hans.

Il entra le dernier, poussant sa bicyclette, un éclat d’arc en ciel sur un fond de grisaille.

Ailleurs, plus tard

La place de Robert était plutôt vers le fond de la classe, mais pas au dernier rang, c’est sa grande taille pour son âge qui lui avait valu cet éloignement, ce n’était pas son choix, Robert était un assez bon élève. Le bras appuyé en angle droit sur sa table pour entourer sa feuille et la protéger des regards il était très absorbé, si absorbé qu’il ne sentit pas venir le maître dans son dos. Le vieil instituteur l’observa un instant avant d’intervenir, Robert avait dessiné un char d’assaut, aucun détail n’y manquait. Ce char était la reproduction exacte de celui que les troupes d’occupation faisaient défiler tous les dimanches matin sur la place de l’église, à l’heure de la sortie des fidèles, manière de bien faire sentir à la population qui détenait la force et l’autorité dans ce village. L’instituteur connaissait bien tous ses enfants et savait l’histoire de Robert, il l’avait vu mûrir prématurément. Il lui passa la main dans les cheveux et lui dit d’une voix discrète « Robert, maintenant nous faisons du calcul, range ce dessin et reprends tes exercices ». Le garçon eut un léger sursaut, fit disparaître la feuille d’un geste rapide et reprit ses opérations, mais son esprit n’était pas au calcul.

Robert avait un grand projet.

Cela faisait exactement dix-sept semaines et cinq jours que son père avait disparu un matin de janvier pour rejoindre le maquis. Il lui en avait voulu longuement. Oui, Robert s’était senti abandonné et la vie avait complètement changé. Depuis ce triste jour sa mère ne chantait plus et lui, dans sa fierté de nouvel homme du foyer, tentait de cacher son profond désespoir. Il n’allait pas, au soleil couchant de mai, à la rencontre de son père de retour de la ville sur sa bicyclette, tirant le petit attelage dans lequel il transportait son matériel de peintre et de tapissier. Quand ils se rejoignaient celui-ci s’arrêtait pour embrasser son fils qui sautait ensuite dans la remorque. Ainsi descendaient-ils tous deux en roue libre jusqu’au village parmi les rangées de vignes. Et Robert, cheveux au vent, était aussi martial qu’un général romain passant ses troupes en revue sur son char.

Puis peu à peu, l’image du père égoïste qui lâche femme et enfant pour courir après son destin fit place à celle du héros. Son père lui manquait, mais il en était fier et il avait obstinément cherché une idée qui, faute d’être à ses côtés en chair et en os, lui permettrait au moins de le rejoindre dans son combat. Cette idée lui était venue avec une éclatante évidence et il allait y donner toute son âme. Il lui fallait encore un peu de temps, la complicité de son copain Bernard et beaucoup de chance.

Dès la sortie de l’école les deux garçons se dirigèrent, comme tous les jours depuis trois semaines, vers la petite remise où le père de Robert avait entreposé son matériel.

Une nuit claire

C’était une nuit d’une étonnante clarté. La lumière dispensée par une lune parfaitement ronde rendait les arbres blanchâtres et dessinait des ombres marquées où il aurait été cependant difficile de se dissimuler. De temps à autre Hans observait le ciel étoilé. Il pensait à sa femme et à son fils. Pendant ces cinq dernières années il ne les avait vus que deux fois, au cours de trop courtes permissions que l’armée allemande n’accordait plus depuis longtemps. Ce conflit allait prendre fin. Une rumeur insistante faisait état d’un possible regroupement des troupes et d’un départ prochain de ce village où il était cantonné depuis bientôt un an. L’idée de la défaite l’attristait mais cette guerre n’avait jamais été la sienne. Il n’avait pas eu le courage ni les moyens de fuir, certains étaient partis en Amérique, lui s’était laissé enrôler comme tous les hommes de sa génération. Il était maintenant affecté à la garde de nuit du hangar qui abritait armement et munitions et il se tenait prêt à donner l’alerte en cas d’action des maquisards. La nuit était cependant bien trop claire pour qu’un quelconque coup de main soit tenté par des résistants familiers des lieux et largement favorisés par l’obscurité. A quelques mètres de lui patrouillait son ami Klaus dont il partageait les opinions sur l’absurdité de cette guerre.

Les fins d’après midi, après son repos, il s’isolait parfois pour jouer de l’harmonica. Il avait composé quelques mélodies souvent répétées dans l’intention de les faire écouter à Ludwig. Il comptait sur lui pour écrire dessus quelques jolies paroles. Son harmonica et l’amitié de Klaus l’aidaient à supporter cette vie de menaces, d’ennui et de néant.

Hans s’arrêta soudain. Il avait entendu un bruit derrière un bosquet. Il resta un long moment à épier. Peut-être perçut-il un petit mouvement mais le silence était désormais total, à peine troublé par le chant des grillons. Il reprit sa ronde, c’était un animal sauvage, il n’avait rien vu. C’est en tout cas ce qu’il dirait si on lui demandait des comptes sur les évènements de cette nuit si semblable au jour.

Une nuit claire

Le temps de passer à l’action venu, Robert et Bernard s’étaient couchés comme d’habitude pour ne pas éveiller les soupçons de leurs mères, chacun avait mis au point et testé plusieurs fois son plan d’évasion et ils se retrouvèrent à l’heure dite dans la petite remise. Le matériel était prêt, les roues de la remorque gonflées et les roulements huilés, il s’agissait d’être absolument silencieux. La date avait été choisie à la pleine lune, encore fallait-il que le ciel soit dégagé mais la chance était de leur côté avec une nuit parfaitement claire. Bien sûr cela rendait l’approche plus périlleuse mais la lumière naturelle était indispensable, une torche électrique les aurait fait immédiatement repérer. Ils traversèrent le village sans encombre jusqu’au chantier de la nouvelle école, interrompu par la guerre, où ils se cachèrent pour observer le hangar. Ils avaient fait dix fois ce repérage, de jour comme de nuit, ils connaissaient le mouvement des hommes de garde, le nombre de pas jusqu’au petit bosquet et ensuite ceux qui seraient nécessaires pour avancer à découvert jusqu’à l’objectif, c’était la partie la plus risquée. Si tout allait bien ils disposaient de dix secondes pour aller se dissimuler près du hangar en portant la remorque.

Arrivés près du bosquet Robert fit craquer une branche, la sentinelle s’arrêta net, observa longuement, ils retenaient leur souffle, leur coeur débordait de leur poitrine en de violents battements, puis la sentinelle reprit sa ronde.

Le reste du trajet se déroula selon les plans, la grande taille de Robert l’ayant désigné pour escalader le mur il pénétra facilement dans le hangar, la charpente métallique à claire-voie dépassait de la construction en laissant de larges espaces, par lesquels la lune brillante éclairait l’intérieur. Il ouvrit à Bernard qui entra avec la remorque.

Ils disposaient de cinq heures pour accomplir leur mission et ça allait faire du bruit.

Les couleurs du destin

Hans avait été relevé vers cinq heures du matin. Il était allé se coucher après avoir humé une dernière fois les parfums champêtres de cette belle nuit d’été. Un coup de pied brutal le réveilla, accompagné de vociférations hélas familières. Il se leva péniblement. « Suivez moi immédiatement ! » tonna la voix du sous-lieutenant s’adressant également à Klaus. Et ils se dirigèrent vers le hangar sans même que les deux malheureux soldats n’aient eu le temps de se chausser. Le sous-lieutenant s’arrêta et, bras tendu, leur désigna le tank. Hans en eut le souffle coupé. Le tank était magnifique, il affichait toute une palette de couleurs, éclatantes dans la lumière du matin. Rien n’avait été fait au hasard. Il s’agissait d’une composition construite, préméditée. Le canon, recouvert de papiers peints soigneusement disposés en hélice en des motifs alternés, lui fit immédiatement penser à un mirliton de jour de fête. Il resta bouche bée. Il y avait dans ce village un petit Ludwig courageux et créatif. Mais cet instant d’hébétude fut de courte durée. « Je ne me trompe pas, c’était bien vous qui étiez de garde cette nuit ? ». Submergé d’émotion Hans ne put réprimer un immense éclat de rire. Alors le sous lieutenant laissa libre cours à sa fureur. « Comment voyez-vous le défilé de tout à l’heure avec ça ? Demain au petit jour nous allons détruire ce nid de terroristes qui ne cesse de nous harceler. Vous aurez l’honneur de compter parmi les premiers attaquants et si vous vous en sortez vous aurez ensuite à répondre de votre négligence ! Car je suppose que vous n’avez rien vu ? » « Non » répondit Hans « Juste un renard dans les fourrés », ajouta-t-il, ce qui fut loin, très loin, de calmer la colère de son chef. Celui-ci devenu pâle et ne trouvant plus de mots tourna les talons et sortit à grands pas, suivi lentement par Klaus, pensif. Hans resta un moment à regarder le char d’assaut. Il était absolument subjugué et voyait le blindé comme son fils lui avait appris à regarder son vélo. On ne s’était pas contenté de barbouiller un tank pour le neutraliser quelques jours, tout avait été remarquablement agencé. Les couleurs et le papier avaient été choisis et il se dégageait une puissance et une beauté qui emportaient l’admiration. Cet acte était bien plus qu’un acte de résistance, c’était un hymne à la vie sur un engin de mort. Il caressa la peinture encore fraiche du blindage et sortit à son tour. Au seuil de la grande porte coulissante il se retourna pour fixer et emporter avec lui l’image invraisemblable du tank en couleurs, puis il rejoignit calmement son campement.

Il savait ce qui lui restait à faire.

Demain

Ludwig a garé sa voiture sur la place de l’église, il fait beau en cette fin d’après midi de printemps et il marche dans une rue déserte. Tout est paisible dans le village, les gens sont encore aux champs et les enfants à l’école. C’est précisément vers l’école qu’il dirige ses pas car il pense que c’est en s’adressant à l’instituteur qu’il aura les meilleures chances d’obtenir les renseignements qu’il est venu chercher. Quand il a laissé sa voiture en face de l’église il a imaginé le défilé militaire du dimanche matin tel que le lui a décrit son père. Cela fait plus de dix ans que la guerre s’est achevée par un désastre pour son pays, son père dont il avait tant espéré le retour n’en était pas revenu. Il lui reste de lui, outre de nombreux et chers souvenirs d’enfance, le vélo des trente-cinq ans, son harmonica et cette précieuse lettre que Klaus, revenu vivant mais détruit, lui a remis. Ludwig marche d’un pas lent et approche de l’école, il lit « Liberté, Egalité, Fraternité » et cela lui plaît. Le bâtiment est neuf, les arbres plantés dans la cour de récréation sont encore jeunes, sur la façade les élèves ont commencé une fresque et cela aussi, lui plaît. Il s’assoit sur un banc de pierre à l’ombre d’un tilleul. Les enfants ne tarderont pas à sortir.

Il devait venir ici un jour, il a fallu grandir puis quelques années ont été nécessaires afin de disposer d’assez d’argent et de temps pour entreprendre ce voyage, il n’est pas très riche mais les toiles qu’il vend lui permettent de vivre et d’économiser pour réaliser son voeu secret.

La porte de l’école s’ouvre et une trentaine d’élèves en sortent, ils traversent la cour bien rangés sous le regard d’un très jeune instituteur qui leur souhaite une bonne soirée avant de les libérer. Ludwig observe la dispersion des enfants dans les cris de joie et les interpellations. Quelques fillettes, cartable sur le dos, s’éloignent à cloche pied suivant une marelle invisible pendant que de petits acrobates à bicyclette improvisent une exhibition au milieu de la rue. Il se dit que les sorties d’école sont les mêmes dans tous les pays.

Dans un très bon français, avec cependant un accent assez marqué pour rendre superflue toute précision sur sa nationalité, Ludwig se présente à l’instituteur et lui demande un moment d’entretien. Le jeune maître le toise d’un regard froid « Je vous écoute ». Ludwig fait un signe vers le banc, les deux jeunes hommes s’assoient côte à côte et il raconte ce que son père lui a écrit après cette nuit d’été lumineuse. Mais quand il en vient aux circonstances de sa mort au cours d’un affrontement avec la résistance le jeune français l’interrompt sèchement  : « Que voulez vous ? Qu’êtes vous venu chercher ici ? – Je veux retrouver ce char d’assaut et rencontrer la personne qui a réalisé ce magnifique exploit, je me sens très proche d’elle. » L’instituteur l’interroge du regard. « Mon père était certain que ce tank a été peint par un enfant et il en a parlé comme de son propre fils. Je dois vous dire que j’ai une passion pour le dessin et la peinture et que j’ai toujours eu son soutien, même dans mes initiatives les plus inattendues. Alors j’ai pensé que la plus belle façon d’honorer sa mémoire était de créer un jour un espace où l’on pourrait admirer ce char et d’autres objets insolites. Ces oeuvres anonymes qui, sans aucun mot, disent les peines et les joies, les amours contrariées ou vécues, les regrets et les espoirs, la révolte, ou simplement un désir de beauté ou une élévation contre la barbarie. Comme ce tank, un certain vélo ou des mélodies composées par un soldat. Un endroit qui accueillerait des objets, des plus modestes aux plus extravagants, grand ouvert à la sublimation de la vie ordinaire, à la subversion par le détournement, à tous ces artistes de l’ombre, ignorés et géniaux qui nous ouvrent à notre propre humanité. »

Les paroles de Ludwig réveillent de très fortes résonances au plus profond du coeur de Robert qui oublie ses premières appréhensions pour se laisser envahir par une intense émotion.

Il sent confusément sa vie basculer une deuxième fois.

  • Vous voyez ce hangar à quelques dizaines de mètres devant nous ?
  • Oui, je le vois
  • Eh bien le tank dont vous parlez est là, il n’a jamais bougé depuis le départ précipité de vos troupes
  • Et savez-vous qui…
  • Attendez …

La voix du jeune français tremble

  • Mon père était parmi ces maquisards, il est mort dans les premiers échanges de tirs. Comme le vôtre.

Une terrible suspicion s’empare maintenant de l’esprit de Ludwig, la même qui avait parcouru la pensée de Robert quelques instants plus tôt. Mais c’est quand même lui qui rompt le silence, devenu long et lourd.

  • Cette guerre nous a volé nos pères, mais chacun à sa façon a laissé germer en nous ce désir et cette force irrépressibles de création. Je les ai vus sur le mur de votre école. Et le seul territoire désigné à notre conquête par leur sacrifice est notre avenir, qu’ils voulaient différent du leur. Alors… qu’importe d’où vinrent les balles qui les ont tués.

Sur le banc de pierre à l’ombre du vieux tilleul il y a deux hommes qui se savent désormais unis par une étrange communauté de destin, ils savent également qu’avec quelques couleurs et un peu d’invention on peut défier la bêtise et la haine. Alors Robert lève son bras pour poser sa main sur l’épaule de son nouvel ami.

  • C’est moi, avec l’aide d’un copain, qui ai peint ce tank.

Ils sont assis en silence, comme si leur existence avait été tendue toute entière vers cette rencontre, celle de deux voyageurs à la croisée des chemins qui se découvrent une quête commune et savent qu’ils font faire un bout de route ensemble.

Ils se lèvent et marchent vers le hangar, croisent le petit bosquet. Robert est avec Bernard, dans la traversée périlleuse de cet espace découvert et Ludwig accompagne Hans dans sa dernière ronde.

Quand Robert tire d’un coup la bâche qui recouvre le tank Ludwig éclate de rire à la vue du canon mirliton puis il s’abandonne à l’éblouissement et laisse échapper un sanglot.

  • J’avais tellement peur qu’il te déçoive ! Sur ce blindage, dans les couleurs et les papiers peints, il y a l’âme d’un enfant voulant rester près de son père et sa volonté de s’élever au dessus de la guerre qui le lui avait pris. Cet enfant ne savait rien de l’art, qu’en sais-je aujourd’hui ? Mais il me plaît de penser comme toi qu’il puisse se nicher où on ne l’attend pas. 

Robert s’approche de Ludwig

  • Cet endroit dont tu rêves est peut-être ici sous cet immense toit. Ferme les yeux. Ne vois tu pas cette explosion de couleurs, et tous ces gens venus avec leurs idées iconoclastes ? N’entends-tu pas ces cris d’enfants émerveillés ? Ecoute, et ça ? On dirait un son d’harmonica dont ces murs ont gardé la mémoire. 

Tous deux en cet instant sont deux amis d’enfance.

  • Alors, si tu veux, ce lieu magnifique nous le créerons ensemble, les seules  couleurs qui lui manqueront seront celles des drapeaux, et nous l’appellerons …

« Le toit des arts de rien et de partout ».