Osmose (*)

Ce jour-là, confortablement installé dans mon lit, après un dîner léger je m’apprêtai à gagner le pays des rêves avec la quasi-certitude de ne pas avoir de cauchemars. Je sombrai dans les bras de Morphée.

J’ai l’habitude des décors de mes rêves, d’emblée j’eus une sensation bizarre.

Certes j’étais dans une rue de la capitale que je connaissais. Une rue chaude…

Mais jamais au cours de mes divagations nocturnes je n’avais arpenté cette rue.

Que faisais-je là ?

Interloqué, je m’arrêtai.

La rue était quasiment vide.

Tout à coup j’entendis des pas derrière moi. Je me retournai et je vis mon voisin du troisième.

Nous n’étions pas particulièrement liés, mais nous nous saluions courtoisement quand nous nous rencontrions. Je savais qu’il était clerc de notaire. Il devait avoir la cinquantaine.

En me voyant, il stoppa, médusé, puis brusquement il s’exclama :

  • Monsieur, que faites-vous dans mon rêve ?
  • Votre rêve ? Mais je suis dans mon rêve !
  • Dans votre rêve ! Vous voulez rire ! Je ne vous ai jamais rencontré dans cette rue.
  • Effectivement c’est la première fois que je promène ici en rêve.
  • C’est bien ce que je disais. Vous vous êtes introduit par effraction dans mon rêve !

Médusé, je ne savais pas quoi répondre.

  • Un rêve c’est personnel, je trouve particulièrement mal élevé que vous ayez eu l’audace d’y rentrer.

Muet, j’eus la conviction que le clerc avait raison.

Quelle force m’avait poussé dans le rêve de mon voisin du troisième ?

Je balbutiai :

  • Excusez-moi, ce n’est pas de ma faute.
  • Pas de votre faute, peut-être, mais, je vous prierais de déguerpir, au plus vite !

La violence de ses paroles brisa instantanément ma présence dans cette rue. Je me retrouvais tout tremblant dans mon lit.

Il n’y a pas de doute, contrairement à mes prévisions, j’avais fait un cauchemar. J’eus beaucoup de mal à me rendormir et à retrouver mes rêves familiers.

****

Dans la matinée du lendemain quand je croisais mon voisin dans le hall de l’immeuble j’étais gêné. Il me salua comme à son habitude, mais son attitude me parut plus crispée avec dans le regard comme une sorte de reproche.

La nuit suivante, c’est avec une certaine appréhension que j’éteignis la lumière.

J’avais encore en mémoire le rêve de la nuit précédente, le regard outré de mon voisin, ma déconvenue.

Le cœur battant, j’eus beaucoup de mal à m’endormir.

Finalement, je sombrai dans une torpeur agitée.

Mon agitation s’était transmise à mon rêve.

J’étais dans l’escalier de mon immeuble.

La porte de mon appartement était ouverte. Cette constatation me chagrina.

Comment avais-je pu oublier de fermer la serrure ?

Une angoisse profonde s’insinua en moi.

Un cambriolage ! J’avais été cambriolé…

 Je poussai la porte, la porte était identique à la mienne, mais ce n’était pas mon appartement, la configuration de l’entrée était la même, mais la décoration était différente. J’allais rebrousser chemin quand le bruit d’une violente dispute arrêta mes pas. Par curiosité, j’avançai et je jetai un coup d’œil, à travers la porte vitrée du salon. J’étais au deuxième étage, je reconnaissais mon voisin, un petit homme malingre, le crâne dégarni, une grosse moustache poivre et sel.

Rencontré dans la rue, il me faisait pitié, marchant derrière sa femme imposante. Elle avait toujours l’air hargneuse. Il était notoire dans l’immeuble qu’elle portait la culotte dans le ménage et que le pauvre homme ne bronchait pas.

J’étais sidéré ! Mon voisin avait sorti sa ceinture et il frappait sa femme avec violence.

J’étais angoissé, encore une fois j’avais pénétré dans un rêve qui n’était pas le mien.

Sous le choc je me réveillai !

****

J’étais vraiment perturbé !

Je ne pourrais plus regarder mon voisin du deuxième avec le même regard, j’aurais longtemps en mémoire la haine plaquée sur sa figure.

C’est avec appréhension que je me couchais. Ne dit-on pas : jamais deux, sans trois !

Le troisième soir je me mis au lit le plus tard possible. Je regardai un film à la télé jusqu’à 1 h du matin. Finalement poussé par la fatigue, je gagnai à contrecœur la chambre. À peine allongé, je sombrai dans un profond sommeil.

On pense que l’on n’est pas conscient dans ses rêves. Cette nuit-là j’eus immédiatement la sensation d’avoir retrouvé un rêve familier.

J’étais dans la maison de mon enfance une maison où je vais souvent.

Et mon cerveau continua toute la nuit à distiller des songes bizarres, mais coutumiers. Je me réveillai bien reposé. Ma malédiction nocturne était brisée…

Je ne saurais jamais par quelle aberration mentale je pénétrai dans les rêves d’autrui. C’est donc avec quiétude que je me mis au lit le quatrième soir…

À peine endormi, je compris que la malédiction continuait…

Je n’étais pas dans la rue « chaude » ou chez mes voisins du deuxième, mais dans l’appartement mitoyen.

Ma voisine de palier était une femme mûre qui n’avait rien du top model tant s’en faut, mais avait un tempérament chaud bouillant.

Veuve, elle avait emménagé, dans l’appartement, depuis environ six mois.

Comme nous étions sur le même palier nous nous rencontrions assez souvent et j’avais vite compris que je l’intéressais beaucoup.

Plusieurs fois elle m’avait invité à boire un verre chez elle. Comprenant le danger de la manœuvre j’avais prétexté des rendez-vous urgents.

Une fois elle avait frappé à ma porte pour me demander de changer une ampoule, ce qu’elle prétendait ne pas savoir faire.

Je n’avais dû mon salut qu’à un coup de téléphone opportun qui m’avait permis de m’éclipser avant le verre de remerciement.

Reconnaissant les lieux je m’apprêtais à sortir discrètement, quand ma voisine apparut. Me voyant elle me fit un large sourire et m’invita à la suivre dans la chambre. Coincé comme un rat, je me précipitai sur la poignée de la porte d’entrée. Elle me bouscula, tourna la clé engagée dans la serrure et le sourire aux lèvres, la glissa dans l’échancrure de son corsage largement ouvert. Puis elle se colla contre moi et commença à déboutonner ma chemise.

Je reculai rapidement et la contournant je me précipitai à l’intérieur de l’appartement. Par malchance je me retrouvai dans la chambre. J’étais acculé. Tout en me regardant, elle commença à se déshabiller lascivement.

Je savais ce qui allait se passer après…

Terrorisé, je me précipitai sur la fenêtre que j’ouvris et me jetai dans le vide !

Je me réveillai tout tremblant et en sueur…

****

J’étais effondré, cette situation ne pouvait plus durer.

J’allais consulter mon médecin, je vis dans ses yeux qu’il ne me croyait pas.

Il me donna l’adresse d’un psychiatre et en attendant il rédigea une ordonnance avec une liste impressionnante d’anxiolytiques, de somnifères et de vitamines censées de remonter mon organisme fatigué.

Je répugnai à aller consulter le psychiatre et je me résignai à ingurgiter les médicaments de l’ordonnance. Le phénomène ne se reproduisit plus, forcément sous l’effet des molécules je n’avais plus de rêve…

Beaucoup de gens connaissent ma situation. Bien qu’ayant dormi profondément je me réveillai le matin exténué. Les rêves sont une nécessité vitale, c’est grâce à eux que le cerveau humain évacue le stress de la journée, réorganise les phénomènes nécessaires à la santé mentale. Je pris conscience que si le fait de pénétrer dans les rêves d’autrui me traumatisait, l’absence de rêve me traumatisait encore plus.

Je décidai de reprendre ma vie en main, j’entassai anxiolytiques, somnifères et vitamines dans un sac, puis j’allai les porter, chez mon pharmacien.

La gestion de mes nuits elle allait être le combat de ma vie.

Ce fut un combat difficile et douloureux. Mon corps était devenu esclave de toutes ces molécules que j’avais absorbées pendant des semaines.

Le temps que mon organisme les évacue, l’insomnie meublait mes nuits et jusqu’à ce que, exténué par la fatigue, je tombe enfin dans un sommeil chimique sans consistance.

Je doublai ce sevrage d’une activité physique intense : jogging, piscine, promenades en ville et en forêt. Au bout de plusieurs semaines, un rêve réapparut. Je me vautrai dans ce rêve, comme le voyageur qui après une longue marche dans le désert se vautre dans l’eau fraiche d’une oasis. Cette éclaircie ne fut que fugitive, car quelques secondes après je sombrai en catatonie.

Mes rêves revinrent peu à peu, mais en même temps l’appréhension de migrer vers les rêves autrui.

Alors qu’autrefois je me déplaçais dans mes rêves d’une façon aérienne et souple, maintenant j’étais oppressé. J’étais constamment sur mes gardes, n’ayant qu’une peur, de m’immiscer involontairement dans un rêve qui ne serait pas le mien.

Cette situation était épuisante aussi chaque matin, je me réveillais fourbu. J’avais la tentation de reprendre des médicaments. Heureusement ils étaient chez le pharmacien.

J’étais tellement concentré, que mes rêves autrefois éthérés, féeriques étaient devenus ternes et rabougris. Je m’y promenais, atone, dans des paysages et des décors mornes et grisâtres.

Une nuit je vis arriver dans les plaines de ma solitude nocturne le clerc, le petit homme malingre et ma voisine de palier.

Je compris que sous l’effet du vide onirique, la barrière avait cédé, mes rêves avaient cessé de m’appartenir.

Ceux d’autrui pouvaient s’y engouffrer telle l’eau ayant fait céder une digue…

(*)

Osmose

Ce phénomène concerne les échanges entre deux solutions liquides qui ont des concentrations de solutés différentes, séparées par une paroi semi-perméable.

  1. 1.

SCIENCES

Phénomène de diffusion dans lequel une membrane entre deux liquides ou solutions laisse passer le solvant, mais non la substance dissoute.

  1. 2.

AU FIGURÉ

Interpénétration, influence réciproque.

Osmose entre deux courants de pensée.