Il était une fois une petite mouche.

Une mouche si petite que personne ne pouvait la distinguer, si bien que se sentant invisible elle se déplaçait librement d’un patineur à l’autre sans se faire remarquer. A vrai dire elle s’amusait beaucoup, beaucoup, dans la patinoire. La température lui convenait parfaitement et la nourriture, restes de goûters d’enfants venus jouer sur la glace, était abondante et variée.

La petite mouche avait inventé un jeu qui l’enchantait follement : Elle choisissait un patineur, s’enfonçait dans une de ses narines où, s’agitant dans tous les sens, elle allait y provoquer un énorme « Atchoum ! ». Bien entendu elle quittait le nez de sa victime suffisamment tôt pour ne pas en être violemment expulsée et avoir le temps d’aller se fourrer, pour y faire exactement la même chose, dans celui d’une patineuse dont la trajectoire allait croiser celle de l’homme en instance d’éternuement. Quand la manoeuvre était parfaitement exécutée, ce qui arrivait souvent car la petite mouche avait acquis une solide expérience, les deux patineurs secoués par un spasme puissant tombaient dans les bras l’un de l’autre. Le plaisir de la petite mouche était alors de se poser sur la balustrade et d’observer comment évoluait la situation. Plusieurs couples glissant gracieusement sur la piste en se tenant la main ou la taille étaient déjà son oeuvre. Même si la collision provoquait parfois une violente dispute il était bien rare que les deux protagonistes ne finissent par se réconcilier et même plus. A tel point que l’endroit avait acquis une mystérieuse réputation et qu’on avait fini par l’appeler la « Patinoire des amoureux ». De nombreux jeunes gens y venaient à la conquête de l’amour, parfois même sans que la petite mouche ait à intervenir.

Tout allait donc très bien à la patinoire des amoureux jusqu’au jour où le gardien, également responsable de la décoration, introduit une très jolie fleur dans un très joli pot, c’était la fleur impudique. La petite mouche ne voyait plus qu’elle, elle ressentait vers elle une attirance irrépressible, cette odeur que la fleur diffusait la rendait folle et, c’était désormais une certitude, viendrait le jour où elle succomberait. Lui revenait alors de façon lancinante le conseil de sa défunte mère « Surtout ma fille méfie toi de la fleur impudique». Elle résistait donc, mais jusqu’à quand ? Et son coeur n’était plus à l’amusement. Plus de collisions sur la glace, les histoires d‘amour se firent rares, la patinoire des amoureux perdit sa réputation et les jeunes en quête d’aventure la délaissèrent. La petite mouche était triste, très triste, et s’enfonça dans une inexorable dépression, à deux doigts de s’abandonner à sa mortelle ennemie.

On en était là quand survint, apparition défiant tout de même un peu la raison, l’animal le plus inattendu dans une patinoire : Un lama. Certes le lama est habitué aux frimas des hauts plateaux andins mais sa présence ne laissait d’interroger la petite mouche qui osa très vite se glisser dans son oreille pour lui poser quelques questions. « Dis moi, qui es-tu et que fais-tu ici ? », « Je suis le lama » dit l’animal d’un air désabusé puis il lui expliqua qu’en échange d’une modique somme un accord était intervenu entre le directeur du cirque voisin, dans lequel on l’exhibait, et le gardien de la patinoire, afin qu’il puisse rester un peu au frais entre les représentations. Une amitié naquit entre les deux, amitié improbable car les mouches étaient pour les lamas des gêneuses héréditaires, mais ils comprirent vite qu’étant les seuls animaux dans ce monde d’humains, un rapprochement n’était finalement pas inconcevable entre deux êtres dont l’un était si loin de ses montagnes et l’autre tout proche de céder à une tentation fatale.

Le lama à qui la petite mouche avait fait part de ses angoisses lui dit : « Je suis parfaitement capable de résoudre ton problème, il me suffit de cracher sur la fleur impudique et elle ne s’en remettra pas », « Si tu fais ça » lui répondit la petite mouche « je te promets de m’introduire dans le nez et les oreilles du directeur de cirque et je trouverai bien d’autres orifices, jusqu’à ce qu’il devienne fou à lier et t’oublie ici ».

Ainsi fut fait. Le lama fut adopté par les habitués, qui ne se lassaient pas de l’admirer et de le caresser, et même par le gardien qui comprit vite l’effet attractif qu’exerçait une présence aussi insolite sur son jeune public. Bien sûr, sans jamais en connaître la cause, il déplora la disparition de sa jolie fleur, mais devant la foule qui se pressait aux portes de sa patinoire, celle-ci sombra vite dans l’oubli. Vivant de tendresse et de gentilles attentions dans une bienfaisante fraîcheur, le gentil mammifère oublia vite les contraintes et les humiliations du cirque et, la petite mouche l’ayant initié à son petit jeu, il y participait en crachant discrètement sur la piste pour de petits déséquilibres providentiels.

C’est ainsi que la patinoire retrouva sa belle réputation. On dut même refuser quelques candidats à l’amour tant ils étaient nombreux. Telle est l’histoire de la petite mouche, de la patinoire des amoureux et du lama.

L’homme referma le livre dont il avait fait mine de tourner les pages pour simuler la lecture de cette histoire qu’il venait d’improviser. Sa petite fille avant de s’endormir lui demanda « Dis moi papy, tout ça n’est pas vrai, les mouches et les lamas ne se parlent pas ». « Non, c’était juste pour t’aider à comprendre que malgré ou à cause de leurs différences les êtres peuvent s’entraider. Mais il y a quelque chose de vrai dans cette histoire, c’est que le bonheur d’une vie peut naître sur une patinoire. C’est ainsi qu’il y a bien longtemps ta grand mère, qui aurait été si heureuse de te connaître, est venue percuter ma trajectoire… », il resta pensif un moment. « Et il faut parfois savoir habiller le hasard d’un peu de fantaisie… » ajouta-t-il pour lui-même.