Je suis mort ! Cela arrive à des gens très bien. Aux autres aussi d’ailleurs !

J’ai voulu savoir de quoi j’étais mort. Après tout je n’ai que trente ans ! « Là haut » ils n’ont pas voulu me répondre. Qu’importe ce qui vous a fait mourir. Vous êtes mort un point c’est tout ! Pourtant cela m’aurait intéressé de connaître la cause de mon décès : accident de voiture, renversé par un autobus, poignardé dans la rue par un déséquilibré, etc.

Une chose est sûre, c’est que cela a été brutal, car je ne me souviens de rien.

Quand je leur ai dit que c’était injuste de mourir à trente ans et que je connaissais des vieillards qui trainaient misérablement sur cette terre, « là-haut » ils ont bien ri. Mon pauvre jeune homme m’ont-ils répondu : le mot « justice » est bien une invention des hommes, il suffit de regarder dans la nature autour de soi pour voir que rien n’obéit à cette règle. Est-il juste que la gazelle soit dévorée par le lion ? Et toi jeune homme as-tu pensé, une seule fois, à l’agneau dont tu t’es régalé ? Cette répartie m’a donné un choc. Vivant j’aurais réagi, mais, maintenant que je suis mort, j’ai perdu de ma vivacité.

J’ai pu constater que tout ce qu’on raconte sur le passage de la vie au trépas n’est que niaiserie. Pas de souvenirs de l’existence qui défilent en un instant, pas d’un long couloir au bout duquel on aperçoit une lumière intense. Rien de tout cela : on est vivant, une minute après on est mort. Vous allez me dire : comment sait-on qu’on est mort ? On ne le sait pas ! C’est un état que l’on ressent sans aucune explication… L’enfant qui nait a-t-il conscience qu’il est vivant ?

Une chose est certaine, j’ai quitté les trois dimensions que j’occupais sur terre pour me transformer en une entité à deux dimensions réduites aux photos prises de mon vivant.

Car voilà bien ce qui reste de moi : quelques photos… Ce n’est pas exact ! Il reste aussi les souvenirs de mon passage en ce bas monde dans l’esprit des gens qui m’ont connu.

Si j’ai perdu une dimension dans le monde terrestre, j’en ai gagné une multitude dans l’éther où j’erre actuellement. Drôle de sensation d’être ici et ailleurs en même temps. Quand j’ai demandé à « là-haut » combien de temps je resterais dans cet état, arguant du fait que l’on m’avait appris tout jeune qu’à la fin de ma vie un jugement m’attendait et que selon le poids de mes fautes j’irais au paradis ou en enfer, « là-haut » ils m’ont répondu en souriant que bien que je sois mort j’étais resté bien jeune et bien naïf. L’enfer et le paradis sont encore des élucubrations humaines que les religions inventent pour mieux asservir leurs ouailles à leurs lois. Je resterais dans cet état tant que quelqu’un pensera à moi. Après j’irai dans l’au-delà. Là où le temps n’existe plus et les choses ont l’éternité pour se faire…

 

J’ai bien ri quand j’ai vu tous ces gens qui se pressaient à mon enterrement. Dans mon entreprise j’avais la réputation d’être un tueur et je ne compte pas le nombre de fois où j’ai piétiné un collègue pour obtenir une promotion. De les voir, en bas, l’œil humide, vanter mes qualités et regretter ma disparition me laisse sans voix, si j’ose dire ! J’étais sidéré par le discours du curé qui ne me connaissait ni d’Ève ni d’Adam rappelant ma vie exemplaire dont il ignorait tout la veille…

Une seule personne me fait de la peine, c’est Martine ma femme manifestement effondrée par ma disparition.

Profitant des deux dimensions qui me restent sur terre je me glisse dans les photos de l’album, qu’elle feuillette maintenant avec nostalgie. Ma petite Martine, si belle et si fragile, tu n’auras pas cet enfant de moi que tu souhaitais et que je t’ai toujours refusé pour ne pas entraver ma carrière…

Je suis bien avancé aujourd’hui ! J’aurais dû plus profiter de ta présence quand il en était temps. Notre seule intimité reste notre face à face dans les pages de l’album. 

Bien que le temps n’ait plus de sens pour moi, j’ai pris l’habitude de ces têtes à têtes. Dans mon « éther », je perçois combien mon souvenir s’estompe dans la tête de mes collègues. Il en est de même dans la mémoire de ceux que je considérais comme des amis. Fugacité des relations humaines ! Le fil ténu qui me relie au monde terrestre s’amenuise de jour en jour. Martine est l’ancre qui me maintient dans ce monde à trois dimensions.

Et puis Martine a ouvert l’album moins souvent. Il s’écoule maintenant quatre ou cinq jours avant que mes photos ne voient le jour.

Puis les journées se sont transformées en semaines.

 Un jour l’album s’est ouvert… mais plus à mes pages ! Intrigué j’ai quitté ce monde à deux dimensions pour prendre de la hauteur. C’est alors que j’ai vu les photos d’un autre homme… Un mort est-il capable de jalousie ? Pas vraiment, par contre j’éprouve une sorte de souffrance. Une force tente de m’arracher à l’éther dans lequel je plane depuis mon décès. J’ai de plus en plus de mal à me glisser dans mes photos. Pour quoi faire d’ailleurs ? Mes têtes à têtes avec Martine se font de plus en plus rares.

Un jour de nouvelles photos ont rejoint celles de « l’autre » : un enfant…

Alors je n’ai plus essayé de me cramponner au fil de mon ancienne vie et je me suis laissé partir…