Il cherchait au plus profond de ses souvenirs. Il cherchait le premier d’entre eux comme l’on remonterait aux origines de la mémoire.

Il se voyait au début de sa vie, ses parents encore très jeunes, mais la jeunesse de ses parents, alors qu’il était lui-même grand-père, était une image récente, il se souvenait d’eux et il les voyait jeunes, mais il savait bien que dans sa première enfance ils étaient pour lui des adultes sans âge. La question du temps ne préoccupe pas les enfants. S’il se les représentait jeunes c’est que son souvenir s’appuyait sur des photos, il se rendit compte que sans cela il aurait probablement oublié leur visage juvénile. Avant l’invention de la photographie se souvenait-on du visage des parents dans leur éclatante jeunesse ? Les dernières images n’effaçaient-elles pas toutes les autres ?

L’exploration du passé requerrait beaucoup de finesse et de lucidité.

Quand il entreprit cette quête, il pensait à une démarche linéaire, semblable à la remontée d’une rivière dont on redécouvre les berges parfois oubliées, mais il s’aperçut vite approchant la source que celle-ci était constituée de multiples filets d’eau, ténues, changeants. Quelques images défilaient mais il ne savait dire si elles venaient directement de lui ou d’histoires qu’on lui avait racontées. Ces histoires que fixe la mémoire familiale, que l’on se répète parfois à la fin des repas et qui finissent par se fondre dans votre vécu. Il décida donc d’écarter ce qui relevait des témoignages pour ne retenir que les empreintes que lui avait léguées le petit enfant qu’il était, que personne ne pouvait avoir racontées, comme le visage de sa mère penché sur lui, après qu’elle l’eût bordé et avant le petit baiser du soir. Etait-ce cela son premier souvenir et quel âge avait-il ? Il avait gardé longtemps son lit d’enfant et peut-être fallait-il chercher encore. Ah ! Oui ! La barboteuse ! Ce vêtement ample qui contenait et dissimulait la couche, il lui semblait se souvenir de l’essai d’une barboteuse confectionnée par sa grand-mère. Ça y était, il le tenait ! Il lui revenait vaguement la voix des deux femmes échangeant quelques mots de satisfaction, il était debout, sa mère agenouillée devant lui et il ne devait pas être bien vieux !

Pourtant il était déçu, ce premier souvenir ne présentait pas le moindre intérêt, c’était un non-évènement, par contre il était certain qu’il lui appartenait car il n’y avait aucune histoire de barboteuse dans la tradition familiale. Pour l’inauguration de sa mémoire il attendait quelque chose de plus marquant, de plus digne du vieux monsieur qu’il était devenu. Une barboteuse ! Le mot ajoutait au ridicule de cet accoutrement ! Mais voilà, il fallait se rendre à l’évidence, lui comme bien d’autres avait tendance à magnifier le passé. Son premier souvenir aurait dû être celui d’une joie, d’un bonheur, ou au contraire d’un chagrin, d’une douleur, enfin quelque chose qui sorte de l’ordinaire, un genre de choc affectif, une révélation, et bien non sa mémoire à lui s’était éveillée à l’essai d’une barboteuse tricotée par sa grand-mère. Un matin comme les autres.

Il se demanda tout à coup si cela valait la peine d’être noté et si avec un début aussi banal son histoire n’allait pas un peu manquer de relief, sans compter certaines périodes peu glorieuses de sa vie qu’il vaudrait mieux passer sous silence, malgré, ou pour, les souvenirs précis qu’il en gardait.

Finalement cet exigeant effort de mémoire était-il bien nécessaire ?

Allons il faudrait bien falsifier et embellir quelque peu le récit.