Cela fait bien des années et je m’en souviens comme si c’était hier : je venais d’avoir 18 ans. Avec mon baccalauréat en poche je m’apprêtais à partir avec quelques copains en camping sur le bassin d’Arcachon. À cette période qu’on a appelé « les 30 glorieuses », je ne me faisais pas trop de soucis. Pendant le mois de juillet, j’avais obtenu une place de vendeur au rayon bricolage du BHV ce qui m’avait permis d’aider un peu ma mère et de payer mes vacances.

Ma mère, une femme exemplaire m’a élevé seule, mon père ayant disparu bien avant ma naissance. Couturière de son état, elle travaillait chez un couturier célèbre dans le quartier de Sèvres Babylone.

 Je dois avouer que cette absence de père ne m’avait pas trop traumatisé. Certes j’étais un peu gêné quand un copain me demandait quel était son métier ou quand au début de l’année scolaire, certains professeurs nous faisaient remplir une fiche sur laquelle je devais indiquer la profession des parents.

C’est vers l’âge de 10 ans que j’interrogeai ma mère sur l’identité de mon père. Elle resta évasive en me disant qu’elle m’expliquerait quand je serai grand. Finalement après avoir insisté plusieurs fois elle m’avait avoué qu’elle avait rencontré mon père dans un abri pendant un bombardement. Ils avaient fait l’amour dans un coin de l’abri.

L’alerte étant terminée, elle était remontée en surface avec ses parents. Elle n’avait que 16 ans, elle était à la fois transcendée par cette union furtive et honteuse de l’avoir faite en cachette et avoir éprouvé tant de plaisir. Ce garçon elle l’avait rencontré plusieurs fois à la boulangerie quand elle faisait la queue pour obtenir un petit morceau de pain avec les tickets de rationnement. Il était plus âgé qu’elle, il avait environ 25 ans. Elle en était tombée immédiatement amoureuse, mais elle n’avait jamais osé lui parler. Il avait fallu cette rencontre dans l’abri pour qu’il prenne l’initiative de l’aborder. Elle avait oublié le bruit des bombes en surface, elle ne se souvenait que de l’instant où il l’avait embrassée et entraînée dans un recoin, loin des regards pour faire l’amour. Elle n’avait depuis ce jour qu’un espoir : le revoir. Mais elle ne le revit jamais même à la boulangerie. Après plusieurs jours, elle eut l’audace de décrire le jeune homme et d’interroger la boulangère. Celle-ci lui dit qu’elle le connaissait vaguement. Elle ne savait pas où il habitait. Seul son nom inscrit sur la carte de rationnement l’avait frappé. Il s’appelait Bourrichon. Son prénom : Antoine ou René ? Ce fut la seule information que ma mère put me fournir sur mon père : il s’appelait Bourrichon. À l’époque il avait environ 25 ans et ses cheveux étaient bruns.

Inutile de dire que j’étais déçu par ses explications. Savoir que son père s’appelle Bourrichon n’est pas exaltant pour un jeune adolescent. En plus ma mère était incapable de me dire ce qu’il était devenu. Comme tous les garçons, j’aurais voulu m’identifier à mon père. La révélation de son existence, son éphémère relation avec ma mère était pour moi un non- événement qui ne me satisfaisait pas vraiment. Et en plus mon père s’appelait Bourrichon ! Heureusement que je portais le nom de ma mère. J’ai essayé de positiver ces révélations en me disant que mon père était beau. Mais à qui ressemblais-je ? Je n’avais même pas une photo de mon père. J’enviais les camarades dont le père était mort et dont la photo trônait sur le buffet dans leur salle à manger. Moi ! Rien ! Des paroles : 25 ans, brun, Bourrichon…

J’aurais été plus âgé, comme par exemple les enfants nés sous X, je me serais mis en quête de l’identité de mon père dans les archives administratives. Mais je devais me contenter de cette courte révélation. Je n’en parlais pas à mes camarades. Quelle honte de leur dire que mon père s’appelait Bourrichon !

Ainsi malgré cette révélation ma vie s’est poursuivie comme avant. Mon père n’était qu’un fantôme apparu à un instant de mon existence sans en modifier le cours.

 

Comme je l’ai écrit en préambule, je venais d’avoir 18 ans, revenu de vacances et en me promenant un jour dans une des rues de Paris je fus intrigué par une plaque apposée à côté de la porte d’entrée d’un immeuble et fleurie par un bouquet de fleurs fanées. Ce n’était pas la première fois que je voyais une telle plaque et je n’y faisais pas vraiment attention.

Qu’est-ce qui m’incita à m’arrêter ?

 Je m’approchais pour lire le libellé de cette plaque. Il y était inscrit :

 

 

Ici le 15 février 1943

a été abattu par les nazis

Antoine Bourrichon héros de la résistance.

 

Ma vie bascula en un instant, j’avais un père et c’était un héros ! Dès lors, je n’eus qu’une seule préoccupation : connaître un peu plus de la vie de mon géniteur. Qui était-il ? Quelle était ma famille ?

 Par la mairie de Paris qui avait fait à poser cette plaque, j’appris que mon père s’appelait Antoine Bourrichon et avait 26 ans à l’époque. Il travaillait comme plombier zingueur, il habitait 13, rue Albert Robert dans le 20e arrondissement. C’était un membre du réseau de résistants « Front National », communiste. Il avait participé à plusieurs attentats contre les forces d’occupation et c’est au moment de jeter une grenade contre un camion de militaires qu’il avait été abattu devant l’immeuble où était apposée la plaque commémorative.

 Il est enterré au cimetière de Bagneux. C’est donc avec émotion que j’allais me recueillir sur sa tombe au carré militaire. Par les registres d’état civil, j’appris plus tard que ses parents décédés après la guerre sont enterrés non loin de lui dans le même cimetière. Il avait un frère jumeau René, disparu un jour et dont personne n’avait aucune nouvelle. Ainsi j’étais issu d’un milieu modeste, mon grand-père paternel était plombier comme ses deux fils et ma grand-mère était matelassière. La famille Bourrichon s’était éteinte avec les parents d’Antoine et je n’appris rien de nouveau du côté de René. Dans les archives militaires, je pus obtenir la copie d’une photo de mon père. Mon héros était vraiment très beau ! Ma mère pleura longuement en regardant son portrait.

 C’est tout naturellement que j’orientais mes études vers celle d’histoire et de géographie. Je suis actuellement professeur dans un collège de Roubaix et parallèlement à mon enseignement j’effectue des recherches sur la Deuxième Guerre mondiale. Je suis devenu un spécialiste de cette période et des réseaux de résistance. Mes recherches m’ont permis de prendre la mesure des horreurs commises par les nazis sur le sol français.

Parmi ces exactions, celle qui m’a le plus frappé est celle d’Oradour-sur-Glane.

Le 10 juin 1944 :  la vie d’un paisible bourg limousin a été anéantie en quelques heures par une action brutale, méthodique et délibérée d’une partie de la division Waffen SS Das Reich.

On dénombra 643 victimes.

Pourquoi y a-t-il eu le massacre d’Oradour-sur-Glane ?

Les raisons du choix d’Oradour pour cette action restent controversées, en raison de la disparition des personnes, du silence des documents.

En tant qu’historien français et fils d’un résistant un sujet me passionne : pourquoi de jeunes Français se sont engagés dans les divisions SS ? Je sais que l’histoire est fluctuante. La lecture des événements dépend des régimes. À la fin de la Deuxième Guerre la doctrine officielle était celle d’une France vaincue par l’incompétence des gouvernants et des chefs militaires, mais au milieu de cette tourmente de nombreux résistants se sont levés certains allant rejoindre le général de Gaulle pour combattre l’ennemi de l’extérieur, d’autres de l’intérieur. Mais cette vision idyllique est toute autre, une majorité de Français a subi l’occupation. Que pouvait-elle faire d’autre ? Cependant, certains ont collaboré avec les Allemands.

À ce titre le cas de la division « Das Reich » m’a particulièrement intéressé.

Elle était composée de volontaires et de Volksdeutsche, notamment des Alsaciens-Mosellans incorporés de force.

J’avais l’intention d’écrire un livre sur ce sujet. Quels étaient ces Français qui s’étaient engagés volontairement dans ces forces militaires ennemies ? Leurs profils, leurs motivations ?

Pour trouver les éléments nécessaires pour étayer mes écrits, je partis à Berlin pour consulter les archives.

*****

Maintenant je suis assis à mon bureau. Je décachette la grande enveloppe venue de Berlin. Mon correspondant allemand m’a promis de consulter les différents documents disponibles sur la division « Das Reich ».

Et voici ce que je lis sur les volontaires étrangers.

 Deux Norvégiens, un Tchèque, deux Polonais (c’est étonnant après le martyr de ces deux nations), deux Ukrainiens, trois Français. Bien que les motivations des étrangers m’intéressent, c’est surtout les fiches des Français qui m’importent.

Première fiche : Ernest Daumar né à Tours, agriculteur, 27 ans mort sur le front russe. Deuxième fiche : Adrien Maréchal né à Valence, clerc de notaire, mort sur le front russe. Troisième fiche : René Bourrichon né à Paris, plombier, 28 ans mort sur le front russe.

Une photo est agrafée à la fiche, un jeune homme paradant fièrement en uniforme de SS, le portrait fidèle de son frère Antoine.

À cet instant toute ma vie s’écroule ! Finie la période exaltante dans laquelle je vécus après la découverte de la plaque.

Suis-je le fils d’Antoine ou de René ?