Marco Gomez venait de quitter Le Havre et se dirigeait vers Octoville. C’était la première fois qu’il allait dans cette région. La traversée de l’agglomération avait été une véritable épreuve. À maintes reprises il s’était perdu et alors qu’il errait sans savoir où aller dans les rues, par miracle il avait retrouvé la bonne direction. Maintenant qu’il était sur la route d’Octoville, il arriverait à Ecqueville plus facilement, où se situait le gîte du Bon Pasteur. Il avait trouvé ce gîte sur Internet, réglé la location par l’envoi d’un chèque. Le propriétaire devait laisser les clés chez la boulangère. Il fut un peu déçu quand il vit le bâtiment : une maison ancienne en pierre recouverte de vigne vierge à côté d’une grange en ruine. Sur les photos du site, elle semblait plus pimpante ! Par contre, l’emplacement lui convenait parfaitement. Le terrain était enclavé dans une forêt loin du village, éloigné de tout : il n’avait aperçu qu’une seule ferme en s’y rendant. C’était le havre de paix qu’il recherchait. Le commissaire divisionnaire en retraite Marco Gomez habitait dans une rue bruyante de Paris, pour écrire ses souvenirs de policier il cherchait un endroit calme. Par pur hasard il avait découvert Ecqueville, le nom lui plaisait, la région n’était pas trop loin de Paris, près de la mer. Les photos et la description du gîte avaient emporté sa décision.

L’intérieur de la maison tranchait avec l’extérieur. On pénétrait dans la maison par un petit couloir débouchant à droite sur une cuisine bien aménagée et à gauche sur une salle à manger. Manifestement le propriétaire avait fait des efforts pour décorer et meubler son gîte : une vaste table en chêne massif, un buffet, une cheminée avec un insert, des fauteuils confortables, un poste de télévision et une chaîne Hi fi. Plus loin deux chambres. Dans l’une d’elles, le commissaire remarqua un petit secrétaire placé près d’une fenêtre donnant sur le jardin. Il y serait très bien pour écrire !

À 75 ans le commissaire Marco Gomez ne faisait pas son âge. Les activités physiques et intellectuelles de toute sa vie l’avaient maintenu en bonne forme et il paraissait 10 ans de moins.

 

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Après une nuit de repos, il se leva de bonne heure. Un bol de café soluble et une viennoiserie apportée de Paris constituèrent son petit-déjeuner. Il se mit immédiatement au travail.

Il avait débuté à trente ans comme inspecteur à la 4e brigade territoriale à Paris. Ayant gravi l’un après l’autre les échelons il avait terminé commissaire divisionnaire. Nombreux étaient les gangsters et les criminels qui étaient passés entre ses mains. C’était un homme de terrain et comme beaucoup de policiers il travaillait la nuit. Sa femme avait beaucoup souffert de son emploi du temps. Ses activités l’amenaient à fréquenter aussi bien des prostituées, des voyous de petite envergure, des patrons de bars louches, des travestis. En effet, il n’y a pas de police efficace sans indicateurs et c’est dans cette faune interlope qu’il recrutait ses informateurs moyennant l’oubli de quelques infractions. Cela lui avait permis de réaliser quelques belles affaires qui avaient fait la une de la presse. Il avait donc beaucoup de choses à raconter dans ses mémoires. L’arrestation du gang des Vénitiens qui attaquaient les banques avec des masques de carnaval, Lucienne la prostituée, longtemps son indicatrice, passionnée d’opéra qui assistait à toutes les représentations d’un chanteur, son idole, quel qu’en soit l’endroit dans le monde, le riche industriel qui faisait assassiner systématiquement tous les amants de sa femme. Baratin surnom d’un indicateur corse, proxénète à ses heures qui lui avait permis de démanteler, en autre, un réseau de traite des blanches, retrouvé un jour égorgé à coups de rasoir. Il avait connu l’époque où régnait dans le milieu des gangsters un code d’honneur, les policiers et les bandits se combattaient, mais se respectaient, on ne tirait qu’en dernière nécessité. Quand il était parti à la retraite, les choses avaient bien changé. N’importe quelle petite frappe assassinait une vieille dame pour 5 €.

Est-ce une déformation professionnelle ou quelque chose d’inné qui l’avait conduit à choisir la profession ? Toujours est-il que Marco Gomez était d’une curiosité insatiable. Il n’avait pas son pareil pour entrer dans une pièce et repérer le détail insolite, soulever un papier, lire une lettre ou un document. Ce qui était une qualité dans son métier était gênant dans sa vie familiale et ses relations. Comme d’habitude, il avait fait le tour des lieux, ouvert tous les placards, examiné tous les bibelots. Il s’était ensuite attaqué à la grange. Le toit était à moitié effondré, des restants de paille et des outils rouillés témoignaient de l’ancienne vocation agricole de la propriété. Sa présence montrait que le gîte avait été une ferme transformée en habitation. Le propriétaire du gîte n’avait pas jugé bon de la restaurer. En parcourant la ruine, quelque chose intrigua le commissaire. À certains endroits du sol, les pas résonnaient différemment. Pourtant, une couche de terre et de paille accumulées au cours des ans amortissait les bruits. Il fallait l’attention exacerbée de Marco Gomez pour s’en rendre compte. Il s’empara d’une vieille pelle au manche cassé et déblaya sur quelques centimètres. Un plancher en bois apparut. Excité par cette découverte, à grandes pelletées il agrandit un peu plus le trou. Il mit à jour une trappe fermée par une tige métallique.

Récupérant une lampe dans sa voiture, il se mit en demeure de soulever la trappe. Ce ne fut pas aisé, il dut s’arc-bouter et faire levier avec la pelle. L’instant d’après, il arriva à soulever le panneau. Une odeur d’humidité et de moisi lui sauta au nez. Scrutant le trou sombre et béant il aperçut une échelle en bois qui permettait de descendre au sous-sol. Il n’hésita pas un instant. Marco Gomez n’hésitait jamais, il était trop curieux pour cela. Précautionneusement il descendit dans le trou. Il arriva dans une pièce d’environ 3 mètres sur 3. Le sol était cimenté et les murs étaient recouverts d’une couche blanche de salpêtre. Apercevant un interrupteur électrique il essaya, en vain, d’allumer une ampoule qui pendait. Le temps et l’humidité avaient eu raison de l’installation électrique. À gauche une porte métallique, à droite deux chaînes pendaient, munies à leurs extrémités de bracelets métalliques. Une table et plusieurs chaises. Le commissaire sentit une bouffée de chaleur le traverser. Il venait de faire une découverte inattendue ! Son instinct de limier provisoirement en veille depuis sa retraite se réactiva. La porte métallique munie d’une serrure n’était pas fermée. En l’ouvrant, il découvrit un local de 3 mètres sur deux : un banc, un seau métallique…

Ainsi, le gîte du Bon Pasteur cachait un mystère ! L’existence de ces pièces sous la grange montrait qu’il y avait certainement eu une ou plusieurs séquestrations dans la ferme…

Un instant il eut la tentation d’appeler la police. Cette idée le fit sourire. Comment lui le grand commissaire divisionnaire Marco Gomez – appeler les gendarmes comme un banal citoyen – ! Non ! Il allait lui-même procéder à l’enquête, cela lui rappellerait le bon vieux temps. Il avait gardé de nombreuses relations dans le milieu policier, prêtes à l’aider dans ses recherches. Quand il aurait élucidé le mystère du Bon Pasteur, il remettrait les résultats sur un plateau aux instances officielles. Il aurait ainsi un nouveau fleuron à ajouter à son palmarès et en plus cela étofferait ses mémoires.

Il fallait d’abord relever le maximum d’indices. Il explora systématiquement la première pièce. Dans un coin reposait un morceau d’une page d’un journal en train de se désagréger. À l’aide de deux couteaux, il le décolla doucement du sol et le posa sur une feuille de papier. Un article sur un match de foot, le journal l’Humanité daté du 2 novembre 1965. En plusieurs endroits du sol des traces noirâtres incrustées dans le ciment. C’était à vérifier, mais son expérience lui faisait penser à du sang. Dans le local au banc sur un des murs, une inscription minuscule. De l’arabe sûrement. À l’aide d’un crayon, il la releva sur son carnet.

Intéressant le morceau de journal ! La date permettait sans aucun doute de situer les évènements qui s’étaient déroulés au Bon Pasteur.

Il téléphona au propriétaire du gîte. Celui-ci lui apprit qu’il était en possession de la propriété depuis six ans. Savoir à qui elle appartenait en 1965 ne fut pas difficile, un « aimable correspondant » de la P. J. contacta le bureau des hypothèques dont dépendait Ecqueville. Le propriétaire à cette époque était Joseph Karvadejian. Marco Gomez voulut avoir quelques précisions sur cet homme. Son « correspondant » lui apprit que Karvadejian avait été soupçonné de traite des blanches, mais aucune preuve n’avait pu être réunie contre lui. Il était décédé le 21 avril 1983 à Casablanca. Ainsi, cet individu n’était pas un agriculteur ordinaire. Le Bon Pasteur aurait pu être une des plaques tournantes d’un trafic non agricole. Pour étoffer ses informations sur les évènements s’étant déroulés dans la région à cette époque, Marco Gomez alla voir son voisin le plus proche, en se présentant comme un spécialiste de la France rurale désirant écrire une histoire du pays. Le jeune agriculteur qui le reçut n’avait pas grand-chose à lui raconter et lui conseilla d’aller voir le vieux paysan qui lui avait vendu l’exploitation et qui était maintenant dans une maison de retraite au Havre. Le père Michu ne se fit pas prier pour recevoir le commissaire. Les visites étaient rares et parler lui faisait le plus grand bien. Il connaissait le paysan qui avait vendu le Bon Pasteur à Joseph Karvadejian. Il avait été déçu à l’époque de voir arriver le nouveau propriétaire venant de la ville. Tout de suite il l’avait trouvé louche. Manifestement il n’avait pas acheté la propriété pour y mener une activité agricole. Souvent il avait vu arriver de grosses voitures. Il se disait dans le pays que l’individu recevait des femmes. La ferme aurait été aussi le siège de « partouzes » qu’il n’en aurait pas été étonné. Cela avait duré une ou deux années puis Joseph Karvadejian avait vendu la propriété. Ensuite elle avait retrouvé sa vocation agricole.

Marco Gomez était assez satisfait de ce témoignage. Pour essayer d’approfondir son enquête, il alla consulter la presse des années 1963-68 dans Paris Normandie et Ouest-France. En 1964 et 1965, on signalait la disparition de jeunes filles dans la région. Malgré les enquêtes de la gendarmerie et de la police aucune n’avait été retrouvée. Ces disparitions pourraient bien être en relation avec la ferme du Bon Pasteur… Que s’était-il passé dans la cave de la grange ? Les traces noires permettaient d’envisager le pire !

Le commissaire alla en prélever un échantillon et les posta à son correspondant de la P. J. pour les faire analyser. Quelques jours plus tard, celui-ci lui téléphonait les résultats : c’était du sang, mais leur état de décomposition ne permettait pas de savoir si c’était du sang humain ou animal…

Marco Gomez était un peu découragé, les pistes qu’il avait envisagées semblaient prometteuses, mais les dossiers des disparitions dataient de tant d’années qu’il serait difficile de les relier au Bon Pasteur. D’après les informations qu’on lui avait fournies, cinq jeunes femmes avaient disparu pour la seule année 1965. La première le 12 janvier à Saint Marie-en-Buc, la deuxième le 3 mars à Ecrainville, la troisième le 23 avril à Fontenay, la quatrième le 25 septembre à Gainneville et la dernière le 2 novembre à Rolleville. Rien dans les enquêtes ne donnait d’indices suffisants pour les relier à Joseph Karvadejian. Qu’étaient devenues les jeunes femmes ? Quarante-quatre ans après, c’était bien tard pour se préoccuper de leur sort ! Les installations de la cave prouvaient que certaines avaient subi des sévices. Par expérience le commissaire connaissait bien les méthodes des trafiquants de femmes. Ils ne reculaient devant aucune méthode pour obliger leurs proies à se prostituer… Ils n’hésitaient pas à les torturer ou même à les tuer si elles refusaient.

Outre la déception de ne pouvoir ajouter un nouveau fleuron à son palmarès de policier, Gomez était écoeuré de l’impunité dont avait bénéficié l’Arménien.

Une nouvelle fois il alla explorer les caves à la recherche d’un nouvel indice. Il eut beau examiner soigneusement les sols et les murs, il ne découvrit rien de nouveau. Cette cache allait garder son mystère…

Il restait néanmoins cette inscription en arabe… Elle ne correspondait pas à cette région normande et ne collait pas avec l’hypothèse de traite des blanches. Quelqu’un avait été enfermé dans la pièce et avait essayé de communiquer avec cette inscription. Son esprit inquisiteur reprit le dessus. Son expérience lui avait appris qu’une enquête c’est beaucoup de tâtonnements, de pistes sans issue, d’évidences à balayer. C’était peut-être le cas aujourd’hui ? Est-ce que Joseph Karvadejian était en relation avec des Arabes ? Ce n’était pas impossible, car si pendant longtemps la prostitution en France avait été le monopole de la maffia corse, peu à peu la pègre maghrébine avait pris le dessus. Peut-être que Joseph Karvadejian avait enfermé dans le local et sans doute fait disparaître un concurrent algérien, tunisien ou marocain ? Avant de prendre en compte cette hypothèse, il fallait connaître la signification de cette inscription. Omar un ancien collègue de Marco, lui aussi à la retraite lui fournit la réponse : لملك = roi. Que venait faire un roi avec une ferme d’Ecqueville ? Le mystère s’épaississait un peu plus… Le soir le commissaire eut du mal à s’endormir. Mais le cerveau est un formidable organe, pendant la nuit discrètement il rassemblait les pièces du puzzle virtuel. Quand Marco Gomez se réveilla, une idée jaillit. Quelle relation entre l’année 1965, l’inscription en arabe, cette cache discrète en Normandie ? L’affaire Ben Barka ! En effet cette année-là un opposant en exil, Mehdi Ben Barka avait été arrêté le 29 octobre 1965, en plein Paris par des policiers français, Louis Souchon et Roger Voitot. Il avait été conduit dans la villa d’un truand, Georges Boucheseiche. Personne ne l’avait plus revu et son corps n’avait jamais été retrouvé. Marco Gomez jeune policier à cette époque se souvenait parfaitement de cette affaire qui n’était pas à l’honneur de la police française… Le gouvernement français avait tout fait pour étouffer les enquêtes où se mêlaient les services secrets, la police, le milieu et des émissaires du roi du Maroc Hassan II. C’était la real politique : il y avait trop d’intérêts en jeu entre le Maroc et la France pour qu’on révèle la vérité. Mehdi Ben Barka avait sans doute terminé ses jours au Bon Pasteur ! Encore fallait-il étayer cette hypothèse…

Pour cela il téléphona à Lucien Manuchi, un ami aujourd’hui à la retraite, qui avait fait sa carrière dans les renseignements généraux. Celui-ci fut très ennuyé, l’affaire Ben Barka était une affaire ultrasensible et aujourd’hui elle était encore à manier avec précaution. En raison de leur vieille amitié, il accepta d’aller jeter un regard sur le dossier. Apparemment Joseph Karvadejian n’apparaissait pas, mais il lui demanda un peu de temps pour approfondir les recherches. Une semaine après il rendait compte au commissaire de son enquête discrète. Georges Bouchseiche et Joseph Karvadejian se connaissaient ! Leurs noms avaient été cités dans une affaire de trafic d’armes avec un pays africain, mais une fois de plus aucune charge n’avait pu être retenue contre eux…. Bizarrement certaines pièces du dossier de l’enquête avaient disparu… Il allait faxer une copie du dossier à Marco Gomez.

Le commissaire exultait, il avait enfin gagné la partie. Quand il aurait toutes les pièces, il pourrait les transmettre à la hiérarchie policière. Résoudre l’affaire Ben Barka, quel titre de gloire !

Assis devant la télé, il entendit frapper à la porte du gîte. Il ouvrit la porte… quatre hommes cagoulés se précipitèrent sur lui, le plaquèrent au sol. Un cinquième ouvrit une mallette et en sortit deux électrodes qu’il lui appliqua sur la poitrine. Le corps du commissaire eut un violent soubresaut et s’immobilisa…

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Dans le journal Le Figaro de la semaine suivante, un titre : « Le commissaire divisionnaire Marco Gomez a été retrouvé mort, victime d’une crise cardiaque dans un gîte d’Ecqueville où il passait ses vacances ». Coïncidence le même jour Lucien Manuchi glissait accidentellement de la berge où il pêchait et se noyait…

Cette année là, la France vendait une vingtaine d’avions de combat au Maroc et à Ecrainville un tranquille retraité terminait sa vie.