Quand il s’agissait de me disputer la crème du lait et malgré son âge avancé ma grand mère demeurait une enfant.

C’est ainsi que nous appelions cette couche un peu jaune et ridée qui couvrait le matin la surface de la casserole, et que le premier levé d’entre nous deux, au grand dam de l’autre, prélevait à son profit exclusif.

Il fallait, d’un geste sûr, tracer avec la grande cuillère à soupe une courbe étudiée pour recueillir dans sa profondeur cette peau ainsi recroquevillée, et la laisser glisser ensuite au fond d’un petit bol. L’opération, pour être profitable devait être rapide, je veux dire avec la rapidité qu’exigeait cette clandestinité matinale. Dans la lumière pâle du petit jour il fallait agir sans bruit, ouvrir les portes du buffet sans les faire couiner pour se saisir d’un morceau de pain, s’assoir sans faire grincer la chaise et prestement plonger au fond du bol le morceau de pain qui, l’expérience l’avait montré, devait comporter une surface suffisante de croûte pour en assurer la rigidité. Bien tenu au bout des doigts il assurait la fonction d’une sorte de pelle que très vite je dirigeais vers ma bouche avec sa précieuse cargaison. Alors les yeux fermés je laissais mon palais s’abandonner à cette douce invasion, cette onctueuse fraîcheur, si délectable. Et les matins où le pain était frais et qu’il se laissait pénétrer pour dégorger ensuite le précieux liquide sous la pression de ma langue, mes papilles me portaient aux portes du paradis.

Ces petits matins victorieux me promettaient une courte fâcherie avec ma grand mère.