Il était une fois un vieux monsieur aigri par la vie. N’attendant plus rien de la société des hommes il s’était réfugié loin de tout parmi les arbres. Les animaux de la forêt, d’abord surpris et intrigués de le voir construire sa cabane dans leur domaine, avaient cessé de le craindre depuis longtemps. Certains même venaient parfois, au couchant, finir la journée en sa compagnie et afin de préserver cette douce harmonie il avait renoncé à la chasse et cultivait son jardin.

L’histoire commence un soir d’automne où, la fraicheur tombant avec l’obscurité, il s’alluma avec délice un feu pour la veillée. Installé devant sa cheminée, son regard se perdait dans le vacillement des flammes et sur ses genoux somnolait Martin le lapin. Le petit animal avait ce soir là renoncé à courir les bois pour préférer la chaleur de l’âtre et la main caressante de son vieil ami. Il eût été un chat qu’il eût bercé cette quiétude d’un puissant ronron. Mais Martin n’était pas un chat, pas un âne non plus, c’est le vieux monsieur qui l’avait ainsi baptisé en le libérant des griffes d’un rapace. Le lapereau, dans une désobéissance obstinée à sa mère et à ses nombreux aînés, s’était aventuré à gambader en zone découverte. D’ânes il n’en connaissait point, mais il partageait avec eux, sans le savoir, un solide entêtement, cette intelligence que les imbéciles si bêtement leur refusent et de très longues oreilles.

De caresses en rêveries le temps était doucement passé, Martin avait rejoint son terrier et le vieux Monsieur sa modeste couche. Vers minuit il fut réveillé par des coups répétés contre sa porte. Peu habitué à être troublé dans son sommeil et curieux de connaître la cause d’un tel tintamarre le vieil homme se leva et traversa son logis en maugréant. Comme il est normal à minuit dans une masure isolée au fond des bois les gonds gémirent en un grincement lugubre. Devant lui, à peine éclairés par la lueur du feu mourant, se tenait un beau jeune homme avec dans ses bras une jeune fille inanimée, d’une pâleur telle que même le rougeoiement des braises ne parvenait à la masquer. Le vieux monsieur les pria d’entrer, fit allonger la demoiselle et demanda au garçon par quel mystérieux enchaînement de circonstances ils se trouvaient, lui et sa compagne, dans cette étrange situation et dans un endroit aussi perdu. Mais celui-ci entièrement absorbé par l’espoir de voir sa belle revenir à elle ne répondit pas. Quand ses joues reprirent un rien de couleur et qu’elle ouvrit enfin les yeux, elle eut un geste de recul en découvrant le vieux visage édenté et plus ridé qu’une figue desséchée. Mais rassurée de voir son amant auprès d’elle elle lui pris amoureusement la main. « Ne crains rien, lui dit-il, ce monsieur nous a gentiment accueilli dans sa cabane, sans lui nous fuirions encore désespérément dans la forêt et je n’aurais pas eu la force d’aller beaucoup plus loin ». Estimant tout de même avoir droit à quelques éclaircissements le vieil homme réitéra sa question sans plus de succès, les deux amoureux se regardaient tendrement dans les yeux, étonnés de se trouver dans un endroit si rudimentaire et pourtant si rassurant.

C’est alors que de nouveaux coups, rapprochés et agressifs, retentirent contre la porte. « Il vous faut vite nous cacher » supplièrent les deux amants, et sans chercher à nouveau les explications qu’il n’avait pu obtenir il dissimula les jeunes gens dans un petit réduit qui lui servait de remise. Puis d’une humeur quelque peu altérée par tous ces dérangements il alla ouvrir. Une ombre gigantesque se tenait devant la porte. Parcouru de pied en cap par un terrible frisson, le vieux monsieur reconnut cette silhouette pour l’avoir déjà rencontrée il y avait bien longtemps, sa tunique couverte de coeurs transpercés de flèches lui confirma ses craintes, pas de doute, c’était le sorcier tueur d’amours. Celui qui s’introduisait dans les coeurs pour les briser à coups de soupçons, de trahisons inventées, de tentations réelles, de désirs illicites, de jalousies, de lassitudes, de mesquineries, celui qui cachait sous son vêtement une bonne partie du malheur du monde.

« Bonsoir vieillard, dit le sorcier, aurais-tu aperçu deux amants ridicules, bercés par l’illusion absurde de l’amour ? » Comprenant tout à coup le motif de leur fuite éperdue le vieil homme n’en était pas moins contrarié  : sa nuit d’habitude si tranquille avait été brutalement interrompue. Disons le, il s’était levé du mauvais pied et il considérait maintenant comme un peu forcée cette hospitalité qu’il avait dû accorder aux deux jeunes gens. S’il s’était retiré du monde, s’il fuyait tout être humain ça n’était certainement pas pour qu’on vienne l’envahir inopportunément à l’heure de son sommeil, aussi fit-il demi tour en silence pour se diriger vers sa remise. Oh ! Il n’avait aucune sympathie pour le sorcier tueur d’amours dont il fut dans un passé lointain une douloureuse victime et sa compassion pour le jeune couple était réelle, mais il estimait que personne n’avait le droit de venir le déranger dans sa retraite et ne voyait qu’un moyen de retrouver sa solitude et son sommeil : livrer les tourtereaux au méchant sorcier. Allons ! Peine d’amour n’est pas mortelle et moi je m’en suis bien remis se disait-il en se mentant à lui même. Il en était là de ses réflexions et sa main allait atteindre le loquet du réduit où, terrorisés, les deux amants se blottissaient l’un contre l’autre, quand il buta sur une petite masse douce mais ferme qui le fit trébucher. Martin le lapin.

A ses pieds, le vieil homme découvrit son ami assis sur son petit derrière, tapotant impatiemment de la queue sur le sol, et le fixant avec ses yeux ronds et noirs d’un regard réprobateur. Il ne fut pas difficile pour l’ancien un peu interloqué d’y lire le message suivant : « Tsss Tsss Tsss ! Allais-tu vraiment les abandonner à cette abominable créature ? As-tu oublié l’intense bonheur d’être amoureux ? Ces jours heureux qui illuminaient ta vie ? As-tu oublié dans quelles souffrances tu as été plongé quand ton amour s’est brisé ? Crois-tu que je n’ai pas deviné que c’est à tout cela que tu penses le soir au coin du feu ? Et n’ont-ils pas droit, eux aussi, à leur part de félicité ? Qu’est ce qu’un petit dérangement nocturne au regard d’une longue lune de miel et peut-être même de toute une vie d’amour ? » Et il désigna la porte d’un geste de la patte avant droite qui ne souffrait aucune réplique : « Demi-tour ! Vieillard ! Eloigne tout de suite cet être malfaisant et libère les du malheur qui les menace ! ». Et le vieux monsieur obtempéra, un peu vexé, un peu honteux, mais finalement reconnaissant à Martin de l’avoir remis sur la voie qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il revint vers la porte où se découpait l’immense stature de l’odieux personnage, avec à ses cotés un petit lapin résolu qui couvrit la distance en quelques petits bonds. Et avant même qu’il n’eut le temps d’ouvrir la bouche il vit le sorcier tueur d’amours devenir livide en tournant vers Martin le lapin des yeux écarquillés par une intense frayeur. En joignant l’extrémité de ses longues oreilles vers le bas, au dessus de son front il les avait placées de telle sorte qu’elles dessinent un coeur. Et exhiber ainsi un coeur, symbole de ce qu’il haïssait le plus au monde, devant le sorcier tueur d’amours, c’était comme agiter un crucifix devant un vampire, ça lui était tout simplement insupportable. Le vieil homme saisit alors l’occasion pour enfoncer le clou : « Repars immédiatement d’où tu viens, les loups mes amis sont sur le pied de guerre, si tu attends ne serait-ce qu’un instant les arbres de la forêt barreront ta fuite pour te livrer à leurs gueules affamées ! ». C’en était trop pour le monstre, pourquoi s’entêter dans cet endroit hostile alors que tant amours naissantes l’attendaient partout ailleurs. Il disparut dans la nuit noire.

Les amoureux sortis de leur cachette, le reste de la nuit se passa autour d’un bon repas afin de se remettre de toutes ces émotions. Le maître des lieux avait ouvert la dernière des quelques bouteilles qu’il avait emmenées dans sa retraite et tous les trois avaient trinqué aux amours passées, présentes et à venir. Sur un coin de table Martin boulottait goulument un bouquet de fanes de carottes bien fraîches. Le vieil homme observait les amoureux d’un air pensif, il savait qu’il avait bluffé le sorcier tueur d’amours, que celles-ci sont mortelles et que malgré ses menaces il n’aurait pu le neutraliser. L’aube venue les jeunes gens prirent congé en multipliant remerciements chaleureux et promesses de reconnaissance éternelles. Le vieil homme les pris dans ses bras et leur prodigua un ultime conseil : « Allez, parcourez le monde et ne cessez de vous aimer. Vous avez été conscient du danger, continuez de déjouer les pièges du sorcier, sachez entretenir votre amour, veiller sur lui lorsqu’il menacera de s’éteindre. La forêt vous attend, elle vous sera amicale, je sais même un endroit où elle a déjà disposé un lit de feuilles mortes où vous pourrez vous aimer, pour graver dans vos souvenirs les périls de cette nuit extraordinaire. Allez et soyez heureux » Et ils s’en allèrent, main dans la main, dans les brumes du matin.

Quand le soleil fut bas et le jour bien avancé, le vieux monsieur alla saluer Martin à l’entrée de son terrier, passa une main caressante sur ses oreilles, allongées sur son dos, et le remercia. Puis, un bâton à la main, il disparut entre les arbres. Au centre d’une clairière il y avait un lit de feuilles mortes où les empreintes de deux corps se lisaient encore. Il s’y allongeât, eût une pensée pour son grand amour éteint et ferma les yeux pour ne plus jamais les rouvrir.