Devant le musée, Raymond attendait Augustine en sifflotant « Le pont de la rivière Kwaï ». En cette belle matinée de juin, il se sentait d’excellente humeur à l’idée d’aller admirer « la liberté guidant le peuple » avec sa cousine.

Au bout d’un moment Raymond s’inquiéta. Augustine n’était pas familière des lieux et elle cherchait peut-être son chemin ?

Pourquoi ne répondait-elle pas au téléphone ? Le temps passait, Raymond sifflait de moins en moins et stressait de plus en plus. Le programme qu’il avait si soigneusement concocté allait-il tomber dans le lac ?

Ah, le lac justement ! Les balades à vélo, le long des rives ensoleillées, les randonnées en montagne, les soirées au refuge. C’est là que son cœur, à la lueur des étoiles, s’était emballé pour sa belle cousine.

Il l’avait rencontrée lors d’une gigantesque cousinade organisée dans les Alpes pour tous les descendants de Ferdinand et Philomène Bondaz. Très vite, elle l’avait intrigué.

Augustine, ou plutôt Agustina faisait partie de la branche argentine de la famille. Ses aïeux avaient fui la pauvreté de la montagne pour trouver enfin un terrain plat à cultiver dans la pampa. Elle racontait qu’un de ses arrière-grands-pères était toréador et un autre chercheur d’or. Elle avait parcouru l’Amérique Latine du nord au sud en auto-stop, traversé la jungle amazonienne en pirogue, chanté dans les bars, de Mexico à Ushuaïa, pour financer son voyage. En comparaison, les autres cousines de Raymond faisaient pâle figure, que ce soit les intellos bobo, les fondues de VTT et de reblochon ou les fashionistas de tout poil.

Lorsqu’il la voyait, l’écoutait, il se sentait curieux, intrigué et de très bonne humeur. Jamais il ne s’était senti aussi heureux.

Il était bien décidé à ne pas laisser sa bonne étoile passer et « par un beau clair de lune, un soir après souper »,  il avait osé lui demander de venir le voir à Paris, lui promettant spectacles, soirées mondaines, balades sur les Grands Boulevards, déployant pour elle toutes les séductions de Paris. Il était hors de question de se laisser distancer par ses bouseux de cousins qui la regardaient aussi avec les yeux du loup de Tex Avery  pour le petit Chaperon Rouge.

Il fut tiré de ses rêveries par un message sur son téléphone. C’était Agustina. Sur l’air de « Toréador en garde », la belle l’invitait à le rejoindre sans plus tarder au pied du zouave du Pont de l’Alma. Vite, Raymond sauta dans un taxi. Quelle ne fut pas sa surprise de voir sa belle cousine à bord d’un kayak. Elle lui fit de grands signes pour lui intimer de la rejoindre et le pauvre Raymond dut s’exécuter malgré le costume et les chaussures neuves qui le serraient un peu.

  • Viens, Ramón, je veux que tu m’emmènes voir les ponts de Paris !

Raymond sentit couler la sueur dans son dos. Il n’était pas gondolier de son état et il avait peur de se ridiculiser en ramant de travers ou en faisant craquer son costume. Mais il releva bravement le défi, ainsi que ses manches par la même occasion.

Sur le kayak, la belle chantait Carmen en s’éventant, une scène qui ravissait les promeneurs des berges de Seine.

En ramant tel un forcené, Raymond se remémorait une chanson de Julien Clerc que lui chantait sa mère :

Elle voulait que je l’appelle Venise
Vous me voyez
Maillot rayé, la voix soumise
En gondolier

Pagayant pour une cerise
Pour un baiser
Elle voulait qu’on l’appelle Venise
Quelle drôle d’idée
Quelle drôle d’idée

Et pour se donner du courage, il chantonnait in petto :

Si elles veulent s’appeler Venise
Prenez-les donc bien au sérieux
N’essayez pas de trouver mieux
De trouver mieux…

Texte créé à partir de l’atelier du 29 septembre 2021 à Villenave d’Ornon

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