À peine l’écrivain avait-il terminé sa feuille que le scandale éclata ! Quand un texte est écrit, il cesse d’appartenir à son auteur et commence à vivre sa vie. Et la vie de ce feuillet était bien mal commencée !

 

On imagine mal qu’un événement puisse perturber la sérénité de quelques gouttes d’encre, déposées sur du papier. Et pourtant c’est bien ce qui se passait. La première chose venant à l’esprit est la présence d’une tache d’encre souillant le bel agencement des lignes. Que nenni ! 

 

Aucune éclaboussure n’était la cause du scandale. La déchirure du papier par une plume rageuse non plus. La chose était plus subtile, un intrus venait de se glisser dans une des phrases et les mots, obligés de l’accueillir, étaient outrés. 

Bien sûr ceux de la phrase hébergeant cette verrue, mais aussi ceux d’autres phrases, pourtant plus éloignées, ne supportant pas l’arrivée de cet étranger. On n’imagine pas le conservatisme des mots d’une langue. Il faut souvent des siècles pour qu’un vocabulaire évolue et ce n’est pas sans douleur. Un mot n’aime pas que l’on modifie son orthographe ou sa prononciation. Il a le sentiment d’être violé. Car les mots ont leurs habitudes, ils se connaissent à force de se fréquenter. Ils vivent en bon accord pour former des phrases, ils sont jaloux de leurs prérogatives et de leurs fonctions et malheur à celui transgressant les règles ! Mais aujourd’hui aucune modification d’orthographe n’était pas la cause du scandale. L’auteur venait de coucher sur le papier un mot « étrange ». Étrange et non étranger. Bien qu’ils soient assez réticents envers cette dernière pratique, les mots finissent par s’en accommoder. Le mal était plus profond ! Le « mot », ils hésitaient à qualifier ainsi cet intrus, ne figurait dans aucun dictionnaire de notre belle langue ou d’une langue étrangère connue. Et il fallait qu’ils se poussent pour faire une place à cette « chose ». S’ils avaient pu, ils se seraient éloignés de ce groupe de lettres ignobles, mais il leur était impossible d’enfreindre les règles de la  typographie. Ils devaient donc cohabiter avec « l’étrange ». Ses deux voisins étaient les plus incommodés. Mais que faire sinon de se pousser avec résignation ?

Quelle était la raison de ce scandale épistolaire ? La phrase suivante : « En se promenant sur la digue balayée par les embruns de la mer, l’homme scruchmulait les cheveux dans le vent ».

A priori pas de quoi fouetter un chat ! Mais les mots sont extrêmement conformistes, ils ont déjà du mal à supporter d’autres mots tels que : merde, cul, etc. Que faire ? Les écrivains sont maîtres de leur texte, mais si j’ose l’écrire, ils n’ont pas leur mot dire… D’ailleurs il faut bien qu’ils s’en accommodent. Des mots sales ou obscènes figurent dans les dictionnaires ! Or « scruchmulait » ne figure nulle part et ça, c’est insupportable ! Ne pouvant s’éloigner, les mots du feuillet avaient créé autour de lui une barrière virtuelle de haine (et Dieu sait que les mots peuvent être cruels) plus efficace que tous les espaces d’un texte.

Les choses auraient pu en rester là, dans un statu quo houleux.

 

Il advint que le feuillet fût envoyé avec le reste du manuscrit à l’éditeur.

Un typographe était chargé de transformer le texte calligraphié en texte imprimé. Il le fit avec la compétence et l’application qui caractérisent cette profession. La frappe se déroula de façon harmonieuse jusqu’à la page 45. Là, le brave homme eut un haut-le-cœur. À ce poste, il était devenu un expert de la langue française et il avait un véritable dictionnaire dans la tête. Sa frappe fut stoppée par la présence de « l’intrus ». D’ailleurs le correcteur orthographique, de son logiciel, dans sa compétence encyclopédique, mais bornée refusait de reconnaître ce mot étrange. Désorienté il fit une recherche, approfondie, dans tous les dictionnaires en sa possession et même sur Internet. « scruchmulait » ne figurait nulle part !

 

 

Le typographe employé depuis plus de trente ans aux Éditions du Grand-Duc devait en référer à un supérieur.

Il téléphona au directeur pour lui demander s’il devait contacter l’auteur. Le directeur lui répondit que la chose était impensable. Monsieur Justin de Fustignac était l’auteur vedette de la maison et ne supportait pas qu’on intervienne dans ses écrits. Autant demander à Jean d’Ormesson ou Michel Houellebecq de modifier leurs livres. Il y aurait là un crime de lèse-majesté. Les mots de la page 45 qui attendaient le cœur battant le verdict des humains en furent pour leurs frais : l’intrus demeurerait en place !

Non seulement il resterait en place, mais en plus, par le miracle de la duplication il fut dans un premier temps multiplié par 200 000…

Le scandale aurait pu en rester là si les critiques ne s’en étaient pas mêlés. Les critiques, mais aussi d’autres auteurs jaloux du succès de Fustignac. À peine avaient-ils reçu un exemplaire de l’ouvrage qu’ils cherchèrent la petite bête. Faute de pouvoir critiquer la forme et le fond du livre qui allait se révéler comme les précédents, un best-seller, ils le décortiquèrent à la loupe. Ils ne manquèrent pas de tomber sur « l’intrus ». Les mots, de la page 45, reprirent espoir. Ces éminents spécialistes allaient refuser ce que le typographe avait laissé passer. Une fois de plus ils furent déçus. Le milieu littéraire est un milieu carnivore, mais les lions ne se mangent pas entre eux. 

Si ses collègues critiquèrent en interne le vocabulaire de l’auteur vedette des Éditions du Grand-Duc, ils se contentèrent hypocritement d’exprimer leurs louanges. Un retour de bâton étant toujours possible ! Il en fut de même pour les critiques. Comme ils étaient inféodés aux grandes maisons d’édition, ils ne pouvaient pas se permettre de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Il y avait assez de travail avec les jeunes auteurs et les petites maisons d’édition à démolir.

Les deux cent mille exemplaires sortirent de l’imprimerie avec ce chancre en page 45.

La presse et les médias s’en emparèrent. Avant que les lecteurs n’assurent le succès ou le fiasco d’un livre, il y a les passages obligés des auteurs sur les plateaux de télévision où ils sont interrogés par des journalistes dont la seule compétence est le bagou. C’est ainsi que Firmin de Fustignac fut invité sur le plateau de « Un auteur, un livre » où plusieurs « spécialistes littéraires » étaient chargés d’éclairer les téléspectateurs sur l’ouvrage vedette, par leurs questions et leurs remarques. 

Parmi eux le philosophe de service, un grand maigre aux cheveux bouclés et petite paire de lunettes cerclées comme il sied à toute personne s’affirmant de « haut niveau intellectuel », prit la parole. C’était un habitué des plateaux et des radios où il avait l’habitude de pérorer, se pavanant comme un coq, dans un langage aussi creux qu’abscons.

  • Monsieur de Fustignac, lire votre livre a été pour moi un immense plaisir et rencontrer l’auteur en est un, encore plus grand !

L’auteur sourit doucement pour montrer qu’il appréciait le discours. Mais intérieurement il pensait : tu es bien toujours pareil à toi même Benjamin Bonenstein, fat et prétentieux. Après ce préambule laudatif, tu vas me sortir une vacherie qui te mettra en valeur…

  • Je ne m’étendrai pas sur les qualités de votre roman. Je voudrais simplement vous demander une information sur la page 45.
  • Je vous en prie !
  • À cette page je relève la phrase : « En se promenant sur la digue balayée par les embruns de la mer, l’homme scruchmulait les cheveux dans le vent». Quelle est la signification de l’expression –scruchmulait– ? Sans doute est-ce un verbe ?

Monsieur de Fustignac prit un air doucereux et entendu, en pensant : petit merdeux, tu penses me coincer en me posant cette question, mais tu vas voir que le vieux singe a encore de la défensive.

  • Excellente question, jeune homme qui révèle en vous un œil perspicace, mais je ne vous ferai pas l’injure de vous expliquer la signification du verbe « scruchmuler ». Le fait qu’un érudit comme vous m’interroge, à ce sujet, montre un esprit non dénué d’humour.

Benjamin Bonenstein sentant la situation lui échapper, voulut reprendre la main.

  • Évidemment cher maître je ne posais la question que pour la forme, le contexte permet de donner tout son sens à cette remarquable expression.
  • Je savais bien Benjamin que vous jouiez à l’âne pour avoir du son. Je pense que nos amis ici sur le plateau ainsi que l’ensemble des téléspectateurs seront ravis d’en entendre la signification.

En se calant dans son fauteuil, l’écrivain buvait du petit lait. Il avait enfin l’occasion de coincer ce pseudo-philosophe. D’autant qu’il se souvenait parfaitement du soir, où à sa table de travail, il avait écrit ce mot, venu de nulle part et qui lui plaisait justement parce qu’il n’avait aucun sens.

De son côté Benjamin Bonenstein ne voulut pas perdre la face, il rechercha au plus profond de ses neurones « la signification ».

  • Comme tout le monde l’a compris, scruchmuler est un verbe du premier groupe…

Il prit un air inspiré comme il sied à un grand philosophe. Il demeura silencieux quelques secondes pour donner l’impression d’être sur le point d’énoncer des choses fondamentales, alors qu’en réalité son esprit pédalait désespérément pour essayer de maîtriser la situation.

  • Scruchmuler est l’action intellectuelle qui consiste à penser à une chose tout en niant cette action. En quelque sorte c’est une pensée qui se caractérise par la décontextualisation de son déroulement.
  • Je souscris entièrement à cette définition – dis l’écrivain – tout en pensant : c’est effarant la quantité de choses que tous ces paltoquets sont capables d’extraire des romans que j’ai écrits.

C’est ainsi que l’intrus acquit une signification qu’au départ l’auteur lui avait refusée.

L’année suivante devenu un verbe à part entière, il entrait au dictionnaire de l’Académie française. Il eut enfin le droit, sans souffrir de l’opprobre de ses congénères de figurer dans une phrase.