L’homme vient de sortir de la boutique. Il plonge dans le bruit de la rue. Son cabas à la main, il progresse lentement sur le trottoir. Les passants le croisent, indifférents. Il est âgé. Dans une ville il vaut mieux être handicapé. Le handicap attire l’œil, entraîne la compassion ou la répulsion, mais jamais l’indifférence. Dans le magasin il avait retrouvé une étincelle de personnalité. Sur le trottoir il replonge dans l’anonymat. Dans la boucherie il était monsieur Hoffman, au milieu des passants il est redevenu une personne banale, ordinaire. À peine a-t-on fini de le croiser, qu’on oublie son visage. Il a pourtant une certaine allure avec ses cheveux blancs soigneusement peignés vers l’arrière, son costume gris usé par les années, un certain maintien malgré des épaules un peu voûtées. Un observateur un peu attentif en aurait déduit que ce vieux monsieur avait été un homme important. Au milieu de la ville, il n’est qu’un vieillard faisant ses courses, un retraité sans importance. La solitude est la compagne quotidienne d’Hoffman. Sa femme est morte, il y a bien des années. Ses enfants l’ont oublié. Pour résister à l’emprise du vide et de l’indifférence, l’homme s’est bâti une carapace de souvenirs, de songes et d’illusions. Pour son entourage c’est un homme ordinaire. Il faudrait beaucoup de lucidité pour voir derrière cette bulle, la richesse de l’univers qu’il transporte en lui. Il est le survivant d’une époque révolue, tous ses amis sont morts et son monde d’autrefois n’existe plus que dans sa mémoire.

Dans la boucherie quelques clients attendent d’être servis. La plupart sont des habitués. Ils viennent là autant pour acheter leur viande que pour discuter. Le boucher, en bon commerçant, connaît le nom de chaque client. Se faire appeler par son nom donne à chaque acheteur un sentiment d’importance. Le patron et le commis plaisantent avec la clientèle. L’atmosphère est détendue, différente de celle d’un hypermarché où l’on passe devant les caissières, vestales indifférentes de la société de consommation.

Une cliente, nouvelle dans le quartier, attend qu’on la serve. Elle regarde le vieil homme s’éloigner dans la rue. Curieuse, elle interroge la caissière :

  • Monsieur Hoffman c’est un vieux client ?
  • Oh oui ! Cela fait des années qu’il vient à la boutique. En réfléchissant bien j’ai l’impression de l’avoir toujours connu.
  • Il habite le quartier ?
  • Oui il habite dans un immeuble à 200 m d’ici.
  • Vous le connaissez bien ?
  • Oui et non. Il n’est pas très bavard. Je crois que c’est un ingénieur à la retraite. Il doit être d’origine alsacienne, car il a un petit accent de l’Est.

Le tour de la dame arrive. La conversation dévie sur la tendreté du rumsteck.

Monsieur Hoffman  retrouve la quiétude de son appartement. Après avoir posé ses achats sur la table de la cuisine, il va s’allonger sur son lit. Cette promenade l’a fatigué. Souvent sa solitude lui pèse. Il est content de pouvoir discuter chez les commerçants, mais il est conscient du côté artificiel de ces relations. Plusieurs fois il a essayé de s’asseoir dans le square voisin et d’entamer la conversation avec des personnes de son âge. La ville compte nombre de solitudes qui ne cherchent qu’à parler, surtout les femmes qui sont plus nombreuses, l’âge avançant. Mais toutes ces rencontres l’ont laissé insatisfait. C’est sûrement de sa faute, malgré tous ses efforts pour être attentif  la conversation de ses interlocuteurs lui semble sans intérêt. À chaque fois il ressent une sorte de soulagement à se retrouver seul dans son appartement avec ses souvenirs.

C’est encore le cas aujourd’hui. Allongé sur son lit, son esprit vagabonde. Il ne peut s’empêcher de penser à son passé, à ses heures de gloire. À l’époque où il était un personnage important dans la force de l’âge. À sa femme Maria qui s’accrochait à son bras. À son fils, à sa fille. Où sont-ils maintenant ? Autrefois ils étaient fiers de lui. Parfois il sort quelques photos d’une boîte à chaussures et les regarde longuement. Elles sont les reliques matérielles d’un passé révolu. Aujourd’hui il n’a pas la force d’aller chercher la boîte dans le placard. Ses souvenirs lui suffisent. Les images défilent dans son cerveau, en désordre. Il essaie de se concentrer sur certaines, mais le sommeil le gagne. Pour éviter de s’endormir, il enfonce ses ongles dans les paumes de ses mains. Et la lucidité revient.

Sur le mur gris qu’il fixe, quelque chose est apparu ! Intrigué, il est réveillé, tout à fait. Est-ce une tache sur l’œil ? Il ferme et frotte ses yeux pour essayer de la faire disparaître. Il les ouvre… la « chose » est encore là ! Elle le fixe, elle le regarde. Il est paniqué  ! Ce n’est pas une tache, mais un œil dont la netteté le glace. Ce n’est pas possible ! Monsieur Hoffman ferme et frotte à nouveau les yeux. Lentement il les rouvre… Il ne voit qu’un mur gris et uniforme. Il ressent une sorte de soulagement. En fait, il s’était endormi et cet oeil n’était qu’un rêve. Pourtant, bien qu’il ne soit plus là, son souvenir est encore présent. Il le voit toujours, il est gêné. Il a la même sensation que celle que l’on ressent quand dans la rue on croise le regard d’un inconnu et qu’il vous fixe droit dans les yeux. Il a l’impression que cet œil sait… Son pouls bat douloureusement dans ses tempes. Il se lève, ouvre le buffet, sort un verre et verse quelques gouttes d’un vieux Marc. La chaleur de l’alcool le fait revenir à la réalité. La réalité ? Cet œil semblait bien réel.  Il ouvre la télévision pour essayer de penser à autre chose.

Madame Germaine sort de sa loge flanquée de sa pelle et son balai. C’est une habitude, tous les matins elle nettoie le hall de l’immeuble. Elle n’est pas contente. Le vent qui a soufflé toute la nuit a rapporté des papiers et des feuilles de la rue. Elle râle pour le principe. D’abord ça fait du bien et ça soulage. Ensuite madame Germaine est une sorte de philosophe. Elle ne se pique pas de culture et de littérature comme la concierge de « L’élégance du hérisson » ( le comptable du quatrième lui a prêté le livre). Elle l’a lu, parfois avec difficulté… mais pour une fois que l’on fait l’apologie des concierges, elle a voulu le lire jusqu’au bout ! Non ! Madame Germaine a su appliquer la philosophie dans ce qu’elle a de plus noble. Elle a donné un sens à sa vie…ça fait 20 ans qu’elle occupe la loge de l’immeuble. Ce n’est pas la richesse et les fenêtres du logement qu’elle occupe avec son mari donnent sur une cour bien sombre. Certains auraient sombré dans la déprime ou la révolte. Ce n’est pas ce qu’a fait madame Germaine, elle a su faire de sa vie tous les jours non seulement quelque chose de « vivable », mais d’intéressant. Elle est la plaque tournante de l’immeuble. Elle connaît tous les locataires (c’est la moindre des choses pour une concierge !), mais en plus elle a un mot aimable pour chacun même les grincheux. Grâce à ses interlocuteurs, elle connaît tous les potins du quartier et se fait un plaisir de les transmettre aussitôt.

Justement, elle entend des pas dans l’escalier de gauche. Son oreille entraînée lui fait reconnaître les pas de monsieur Hoffman. Ils se connaissent bien tous les deux. Ce locataire est un vieil  homme charmant. Elle aimerait qu’il soit un peu plus bavard, mais il est comme il est ! Elle apprécie la distinction qui se dégage de sa personne. C’était sûrement, autrefois, un monsieur très bien. Il est serviable. Il accepte toujours de la dépanner pour ses problèmes administratifs. Pendant longtemps il donnait des cours particuliers, sans se faire payer, au fils Zilbertein de la femme seule du 2e étage. En plus, il n’est pas chiche pour les étrennes de fin d’année. Ce n’est pas comme certains !

Le voilà qui apparaît à la sortie de l’escalier. Il a son cabas à la main et va faire ses courses. Il la salue et s’arrête pour lui parler du temps. Ah ! Le temps, quelle source inépuisable de conversation ! Soudain au milieu d’une phrase il s’arrête et la fixe d’un air effrayé. Elle l’interroge, mais il ne semble pas entendre. Sans un mot, il file vers la sortie. Madame Germaine pense : c’est bien triste de vieillir !

Monsieur Hoffman marche mécaniquement dans la rue, il est tout bouleversé. Que se passe-t-il ? Tandis qu’il parlait à la concierge, il a vu apparaître un œil sur le front de celle-ci. Le même que l’autre jour. Il a failli avoir la nausée. Il avait l’impression que cet œil le transperçait, vrillait son cerveau et fouillait en lui. Instinctivement pour échapper au regard il s’est précipité vers la sortie. Qu’a dû penser de lui madame Germaine ? Dans la familiarité de la rue, il a retrouvé peu à peu ses esprits. Mais maintenant il est inquiet. ça fait deux fois qu’il le voit ! Ce n’est plus un cauchemar, mais une hallucination… Il marche doucement sur le trottoir fixant les pointes de ses chaussures. Il n’ose lever les yeux de peur de « le » revoir…

Monsieur Hoffman n’a plus qu’une hantise : le voir réapparaître ! Une semaine peut s’écouler sans que rien se passe. Puis soudain, n’importe où, à n’importe quel moment il est là, incrusté dans un arbre, un mur, une personne ou un objet. Chez lui, exaspéré, il a jeté une statuette sur le mur, avec pour seul résultat, de la briser en mille morceaux.  Il y a deux jours, monsieur Hoffman était chez le coiffeur et dans le miroir « il » est apparu au centre de l’horloge placée derrière lui. Il n’a pas pu se retenir, il s’est levé, a laissé un billet sur le plan de travail et s’est enfui dans la rue comme un malpropre . Il a conscience maintenant que les gens qui le connaissent le regardent d’une façon bizarre. Mais depuis qu’il hallucine, sa vie a basculé. Quand il est seul chez lui, il n’ose plus penser à son passé. L’œil pourrait réapparaître… Pendant de longues années, il a su s’accommoder avec sa conscience. « Cette chose » a tout bouleversé. Il n’est pas croyant, cela ne l’empêche pas de voir  là une malédiction divine. Il essaie de se justifier : il n’a fait qu’obéir. Plusieurs millions ont fait comme lui. Être obligé de se cacher si longtemps, couper ses relations avec son pays, sa famille, ses amis est une punition suffisante. Pourquoi le persécuter maintenant à la fin de sa vie ? Il a tenté d’oublier en prenant des somnifères et des tranquillisants, mais rien n’y fait. L’œil continue de le persécuter. Il a même brûlé les photos de la boîte, en vain.

Le docteur Alain Fournier, médecin urgentiste, boit un café au distributeur. L’après-midi a été, une fois de plus, bien remplie. Le service, comme toujours, ne désemplit pas. Faute de places de nombreux patients sont couchés dans les couloirs sur des brancards attendant des examens plus approfondis. Tandis qu’il sirote le liquide brûlant, appelé café, que fournit l’appareil, il voit arriver David Rosenbaum, un collègue radiologiste.

  • Bonsoir Alain ! Je voudrais te parler d’un homme arrivé ce matin, monsieur Hoffman.
  • Parfaitement il a été ramassé inanimé sur la voie publique. D’après le rapport que tu nous as fourni il a trois tumeurs au cerveau. À mon avis, il est fichu, le mal est trop avancé !
  • D’accord ! Mais je voudrais te parler d’autre chose à son sujet.
  • Quoi ?
  • Je connais cet homme. Il ne s’appelle pas Hoffman, mais Karl Krugel !
  • Comment le sais-tu ?
  • C’est un souvenir lointain toujours présent que je n’oublierais jamais : Treblinka…
  • Mais c’est un camp de concentration !
  • Oui je n’en ai jamais parlé, ma famille et moi nous avons été déportés à Treblinka en 1943, j’avais huit ans. Mes parents, mes frères et sœurs sont morts. J’en ai réchappé par miracle. Karl Krugel était le médecin de ce camp, jamais je n’ai oublié son visage…

Le malade est allongé sur le lit, immobile, la face émaciée. Seul le « goutte-à-goutte » qui s’écoule donne un semblant de vie à la chambre.

David Rosenbaum s’est appuyé au pied du lit. Pendant de longues minutes, il regarde « monsieur Hoffman ». C’est une véritable tempête qui se déroule sous son crâne. Toute la douleur du passé resurgit. Il ne croyait pas revivre cela avec une telle intensité. Les rôles sont inversés, il a le pouvoir d’éliminer son bourreau. Il continue de regarder ce visage qui a hanté ses nuits depuis plus de trente ans.

Deux mots surgissent de sa bouche :

  • Karl Krugel !

Le vieil homme sursaute et sort de sa léthargie. Il ouvre les yeux horrifiés. La bouche essaie de prononcer des paroles, mais rien ne sort.

David se penche un peu plus.

  • Mon visage ne te dit rien, mais moi je me souviens. Treblinka 1943 !

À ces mots, le visage de Karl Krugel s’est crispé. Il est glacé de peur.

  • Eh oui ! Je suis maintenant ton confrère. Mais tu as violé le serment d’Hippocrate, tu t’es servi de tes connaissances non pour guérir, mais pour donner la mort. Tu sais que je peux aussi le faire. Ta pauvre carcasse tremble non pas des remords que tu devrais avoir, mais de peur de mourir !

David s’éloigne un peu du lit.

  • Eh bien non ! Je ne le ferai pas, je ne suis pas un Karl Krugel. Je laisserai le mal qui te ronge continuer à faire inexorablement son œuvre, je ne substituerai pas à la main de dieu…