La vie est une grande surprise. Pourquoi la mort n’en serait pas une plus grande ?

Vladimir Nabokof.

Extrait du journal Time 1981.

 

Il baignait dans une grande douceur. Le noir était total. Cela ne le gênait pas, car ses yeux n’étaient pas encore en état de fonctionner. Il ne savait pas pourquoi, à une grande période d’immobilité succédaient des périodes d’agitation et dans son liquide il était ballotté de tous côtés. Mais cela lui semblait normal. D’ailleurs, lui-même éprouvait parfois le besoin de se détendre. C’est à ces moments qu’il mesurait les limites de son abri quand ses pieds et ses mains heurtaient une paroi élastique. On ne peut pas dire qu’il entendait, mais plutôt qu’il percevait par tout son corps des vibrations venant de l’extérieur. L’extérieur n’avait aucun sens pour lui. Il lui semblait être dans son liquide depuis toujours. Il ne savait pas quand tout cela avait commencé, tout ce qu’il ressentait c’est une plus grande difficulté à bouger, à mesure que le temps s’écoulait. Malgré cette gêne croissante, il se sentait bien, se délectant de la sève nourricière pénétrant dans son corps.

 

Un jour… ce fut l’écroulement de son univers. L’enveloppe qui le maintenait depuis si longtemps, dans sa douce béatitude, se mit à se contracter et de terribles spasmes peu à peu l’entraînèrent inexorablement vers le bas. Il ressentit une terrible oppression au niveau de la tête et des épaules. Il aurait voulu que tout cela s’arrête, mais rien ne stoppait le processus…

Ce fut la première surprise de sa vie ! Il déboucha dans un univers dur, froid et lumineux. Il sentit l’air glacé pénétrer dans ses poumons qui n’avaient jamais fonctionné. Instinctivement il  poussa un cri utilisant simultanément des cordes vocales et des oreilles vierges.

Richard était né !

Certes la suite de sa vie fut moins douce que dans le ventre de sa mère, mais maintenant que Richard est un homme il se souvient de sa petite enfance comme d’une période de bonheur. Le verbe « souvenir » est d’ailleurs incorrect. C’est plutôt une impression diffuse qui reste dans son cerveau. Il est conscient que les images qui y sont associées ne sont que le résultat de photos, de cette époque, qu’il a regardées. Quoi qu’il en soit, il garde en mémoire le souvenir d’avoir été heureux entre son père et sa mère, la douceur de l’univers de la maison et des promenades au square. Il était le centre du monde et tout tournait autour de lui. Tous les petits bobos, les maladies, les contrariétés étaient oubliés.

 La deuxième surprise de sa vie fut son entrée à l’école maternelle. Lui qui n’avait connu, jusqu’à là, qu’une vie bien réglée et sans souci, dut subir une séparation avec sa mère, la confrontation avec un milieu inconnu, dans lequel il n’était plus le centre et la méchanceté des autres enfants. Comme bien d’autres, il se releva de ce traumatisme…

Un jour sa mère lui dit : « Richard, tu vois mon ventre grossit. Dedans il y a un bébé. Tu vas avoir une petite sœur ! ». Cette annonce le laissa sans réaction. Malgré les explications que ses parents lui prodiguaient, cette nouvelle ne le perturbait pas. Elle était tellement théorique ! À part la silhouette de sa mère qui se modifiait, rien ne changeait dans la maison. En quoi était-il concerné par une petite sœur ? Tout compte fait, il aurait préféré un chat. On lui promettait qu’il pourrait jouer avec elle. ça serait un jouet de plus…

Un jour sa mère partit pour quelques jours. On le confia à sa grand-mère qui lui annonça : ta petite sœur est née ! Tu es content ? Il pensa : « mon jouet est arrivé ! ».

Quand sa mère rentra de la clinique, ce fut la troisième surprise de Richard. Cette petite sœur prenait beaucoup de place. Ses parents s’occupaient constamment d’elle. Elle envahissait toute la maison. De plus on lui avait menti : il ne pouvait pas jouer avec elle ! Le comble c’est qu’elle restait à la maison et lui devait aller à l’école. Il lui fallut beaucoup de temps pour retrouver un équilibre et accepter cette étrangère.

La vie se poursuivit avec la banalité de celle d’un enfant puis d’un adolescent, passant de l’école primaire au collège et enfin au lycée.

Comme tous les garçons, son problème principal devint les filles. Jusqu’en troisième, il les considérait comme des camarades comme les autres. Peut-être un peu moins intéressantes, car leurs jeux ne correspondaient pas aux critères que la société lui avait inculqués. Pourtant insensiblement à mesure que son corps évoluait il sentait grandir en lui quelque chose de mystérieux. Il commençait à regarder les filles et les femmes en général d’un autre œil. La première fois que son sexe avait durci, il avait été surpris. Une bonne et une mauvaise surprise, car c’était à la fois agréable et angoissant. Il lui fallut un certain temps pour prendre conscience de sa sexualité et identifier l’émoi qu’il ressentait à l’image de la femme. Comme beaucoup d’adolescents, il était émoustillé par des photos de mannequins un peu dénudés. Les quelques scènes de copulation qu’il avait entrevues dans les films ou à la télévision restaient gravées dans sa mémoire et ne faisaient qu’accentuer le désir que son corps exprimait malgré lui. C’est par hasard qu’il découvrit la possibilité de soulager ses émotions par des caresses intimes. Au lycée le désir d’approcher les filles se fit plus fort. Le corps d’homme qu’il aurait plus tard pointait sous sa carcasse d’adolescent. La préoccupation devenait de plus en plus pressante et ses études s’en ressentaient. Comme tous ses camarades, il faisait les pires excentricités devant les filles de la classe. Une plus particulièrement l’intéressait : Corinne Duchoux. La demoiselle déjà bien formée excitait tous ses sens. Il en rêvait le jour et la nuit. Lui pourtant d’habitude assez timide devenait prolixe quand il était avec elle. Il mourait de jalousie quand elle parlait avec ses camarades. Un jour il eut la hardiesse de l’inviter au cinéma. À sa grande surprise, elle ne refusa pas. Dans le noir de la salle après maintes hésitations, il posa sa main sur son genou. Elle ne la retira pas… Ensuite tout alla très vite. Ce fut elle qui l’embrassa. À la fin du film, elle lui suggéra d’aller terminer l’après-midi chez elle. Manifestement Richard lui plaisait. Le cœur battant celui-ci se disait qu’il allait découvrir avec Corinne ce dont il rêvait depuis de nombreuses années : faire l’amour avec une femme. Ce fut la quatrième surprise de Richard… Corinne l’ayant incité à se mettre nu avec elle sur un lit. Il fit mécaniquement ce qu’il pensait  devoir faire dans ces moments-là. Il la pénétra. Tout se déroula normalement. Pourtant cette première fois il était tellement contracté qu’il n’éprouva, même en se répandant, aucun plaisir. Ce fut une grande déception, il avait tant fabulé sur cette « première fois ».

Plus âgé, il rencontra l’âme sœur qui le réconcilia avec l’amour.

 

Il poursuivit sa vie : des études, un métier, un mariage.

La cinquième surprise fut l’arrivée de leur premier enfant. Certes Richard n’était pas indifférent à la grossesse de sa femme, mais l’arrivée prochaine d’un petit garçon restait au fond quelque chose d’assez irréelle. Le jour de l’accouchement quand la sage-femme déposa dans ses bras le bébé ce fut l’illumination : il prit conscience que ce petit être allait bouleverser sa vie plus que tout ce qui était arrivé auparavant. Plus tard les naissances d’un petit frère et d’une petite sœur n’eurent pas la même signification. La vie continua avec ses joies et ses peines. La mort de ses parents ne fut pas vraiment une surprise. Peu à peu il avait intégré leurs disparitions inéluctables. L’adulte qu’il était devenu s’était forgé une carapace qui lui permettait de surmonter les aléas de la vie. Il lui semblait que la vigueur et la force, qu’il développait en toutes circonstances, étaient éternelles. Mais quand vers la soixantaine il tomba malade, ce fut plus qu’une surprise, mais bien un choc terrible : ces choses-là n’arrivaient pas qu’aux autres ! Il comprit vite que la médecine était impuissante à arrêter l’issue fatale. Lui, toute sa vie très matérialiste pensa à « l’après ». Il n’avait jamais été croyant, mais même athée il ne pouvait pas concevoir, qu’il ne puisse ne rien avoir après la mort. Cela serait vraiment injuste qu’il n’existe pas, quelque chose de supérieur, ayant créé et organisé l’univers. Son éducation, ses lectures avaient forgé dans son esprit une idée de « l’au-delà » qu’il était sûr de rencontrer. Dans un premier temps, il avait essayé de lutter contre la maladie, mais peu à peu la résignation s’était installée en lui. Les médicaments calmaient la douleur et le plongeaient dans une sorte de béatitude. Physiquement il était encore présent, mais déjà sa pensée avait fait le saut auquel il s’attendait. C’est imperceptiblement qu’il quitta l’univers des vivants. Comme un homme qui coule au fond d’un lac, il glissa dans des ténèbres épaisses. Il allait savoir… et rencontrer cet être suprême que son esprit avait imaginé.

 

Il baignait dans une grande douceur. Le noir était total. Cela ne le gênait pas, car ses yeux n’étaient pas encore en état de fonctionner. Il ne savait pas pourquoi, à une grande période d’immobilité succédaient des périodes d’agitation et dans son liquide il était ballotté de tous côtés. Mais cela lui semblait normal. Un souvenir très lointain lui revint. Il avait déjà vécu cela. Ce fut la plus grande des surprises. À cet instant il était un « autre » en gestation… Puis l’oubli le gagna… il était devenu l’autre !