Dis moi, route, longue compagne de mes émerveillements, de mes rêveries, de mes réflexions et de l’apaisement de mes colères. Dis moi un peu de ton passé.

Oh ! Mon passé ! Sais-tu qu’il peut être très lointain ? Je me souviens à peine de ce temps reculé où je n’étais qu’un modeste sentier que l’on empruntait à pied, parfois à cheval. Les deux bourgs que je relie aujourd’hui n’étaient que de pauvres chaumières. Des voies plus importantes les rattachaient au château. En cette époque trouble et violente j’étais une sente paisible et tu penses bien que les bandits de grands chemins opéraient ailleurs. Au fil des siècles on m’a élargie, empierrée, et finalement goudronnée. J’ai connu toutes sortes d’attelages, de fringuants chevaux, de boeufs  lents et pacifiques, d’ânes rétifs. J’ai même connu une diligence, à heure fixe, trois fois par semaine. 

Je ne dirai pas tout mais j’en sais long sur vous les humains, de tous les genres, de tous les âges et de toutes les conditions. Je sais votre courage et votre peine, dans les travaux éreintants des champs et des bois qui me bordent. J’ai porté la liesse des jours de noces et des fêtes votives, mais aussi vos chagrins dans les noirs cortèges que je dirigeais en silence jusqu’à vos dernières demeures. Mes bas-côtés ont connu des rendez-vous adultères, des liaisons nocturnes et clandestines. J’ai vu éclore et mourir des amours, accompagné des vagabonds, aidé la fuite de voleurs. On s’est même battu pendant vos guerres imbéciles et j’ai hérité de jeunes et sanglants cadavres dans mes fossés.  Je ne dirai pas tout ! Tu vois je ne suis plus celle que tu as connue dans ta jeunesse. Je suis devenue un long ruban d’asphalte sur lequel glissent de silencieuses automobiles confortables et rapides, et des véhicules de toutes sortes. Je pars du point A pour aller au point B, tel était mon destin. Quant aux promeneurs qui me traversent parfois, équipés de leurs grosses chaussures, de leurs bâtons et de leurs sacs à dos ils me préfèrent des sentiers semblables à celui que je fus il y a si longtemps. Mais toi tu viens encore me parcourir de tes pas, peut-être pour y évoquer le temps de la poussière et des cailloux, quand en bande d’enfants joyeux votre course vers le ruisseau me chatouillait l’échine, jusqu’au gué, où vous pataugiez bruyamment, les après-midi d’été à l’ombre des noisetiers. 

Oui ! Dis moi, route, longue et vieille compagne.

Dis moi un peu de mon passé.