Tristan se piquait de poésie.

Il invoquait les fleurs et leur parfum, hmmmm !  Le cuicui des petits oiseaux, le retour du printemps, le réveil de la nature et les piqûres de l’amour. Aïe ! II se pâmait devant les beaux paysages et, même s’il puisait dans un vocabulaire choisi, il ne parvenait jamais à écrire les sentiments qui vrillaient son coeur.

Tristan portait comme une croix une apparence physique par trop contrastée avec l’image légère et élancée du poète romantique, cheveux offerts au vent. Il était petit, chauve et encombré d’un embonpoint qui lui coûtait une fortune en ceintures et bretelles. Les semaines impaires ceinture, les semaines paires bretelles, vous l’aviez deviné. Il était notaire mais il se voulait poète, quand on se prénomme Tristan il est difficile d’y échapper, d’autant que ses parents n’avaient pas choisi ce prénom au hasard. « Tu seras poète mon fils » lui avait dit un jour son père quand à peine adolescent il s’était écrié du haut d’une montagne : « C’est un putain de beau panorama papa ! »

Le travail de notaire ne lui déplaisait pas, mais il le trouvait dépourvu de toute stimulation poétique, il n’y ressentait pas l’excitante chatouille de l’inspiration.

Mais Tristan avait cependant un moyen d’évasion fantastique qu’évidemment personne ne soupçonna jamais. Les fins de semaine, l’été, il avait rendez-vous avec une libellule. Ils se retrouvaient le samedi sur le géranium dont il prenait intentionnellement le plus grand soin, à la fenêtre de sa chambre. Il l’attendait assis sur le bord d’un pétale et quand elle se posait près de lui il l’enfourchait à la manière d’un cavalier et sans un mot, les rares conversations entre eux seraient pour plus tard, ils s’envolaient sans attendre dans l’air léger du matin naissant. Et lui le petit notaire rondouillard il se sentait svelte et agile, et le vent de cette vertigineuse cavalcade s’engouffrait dans sa longue chevelure.

Chaque nouvelle équipée apportait son lot de merveilleuses surprises. A dos de libellule il découvrait le monde comme aucun humain jamais ne l’avait découvert. Il passait entre les feuilles, allait se poser sur un brin d’herbe, narguait le naseau d’une vache. Ce qu’il préférait c’était parcourir la rivière en succession de petit vols stationnaires, il y voyait grouiller la vie, là une écrevisse, là un banc de vairons, là une gros gardon, attention ! Avec les poissons comme avec les oiseaux il fallait avoir confiance en la solide expérience de sa virevoltante monture car là était le vrai danger. Si dans une étude de notaire on doit craindre l’avidité et la petitesse des hommes, quand on fait corps avec un si bel insecte, c’est le bec d’une pie ou la gueule d’une truite qu’il faut redouter. Tristan vivait dangereusement mais absorbé par l’éblouissement de ses observations il n’avait pas le temps d’avoir peur. Non ! Là il était enfin vivant ! Et les mots, ceux qui invitent au rêve et à la vie, lui venaient en cascade, chacun à sa place dans de magnifiques poèmes, justes, très joliment balancés et propres à l’envol des imaginations. D’emblée ils sauraient faire accéder le lecteur aux plus profonds méandres de ses émotions.

Au soir tombant la libellule venait déposer son passager sur le géranium. Celui-ci après avoir rêveusement refermé la fenêtre s’asseyait à sa table de travail devant une page blanche … qui le resterait car l’inspiration était repartie sur les fines ailes de son amie, et ne lui venaient que de piètres lieux communs. La beauté et le parfum des fleurs, hmmm ! Les délices du printemps, le gazouillis des oiseaux. Ah ! Les ritournelles enchantées du rossignol ! Le réveil de la nature comme un son de trompette et les paysages grandioses devant lesquels on se sent si petit.

Papa ! Au secours ! Viens inspirer ton fils !