Mais qui donc est Rosalie ?

Est-ce la petite chatte qui vient se prélasser dans le jardin ? Ou bien notre voisine, cette vieille dame aux cheveux blancs et au regard si doux ? Cela pourrait être la voiture du facteur pétaradant dans la rue. Ou encore la vieille tante dont nous recevons une carte en début de nouvelle année. En fait Rosalie… c’est la mouche de mon grand-père !

Rosalie, je l’ai toujours connue. Elle doit être bien âgée maintenant et pourtant quand je la regarde posée sur la table elle ne change pas : svelte et gracieuse. Je ne me lasse pas de regarder son corps gracile, ses pattes fines, ses ailes transparentes et lustrées. Comme elle est mignonne quand elle frotte ses deux pattes arrière ! Car Rosalie est une mouche très propre, elle ne manque pas de faire régulièrement une toilette soignée de ses ailes et de ses pattes. Elle est aussi timide ! Seul pépé arrive à la faire se poser sur son bras et parfois sur sa joue. Moi quand j’essaie, elle refuse d’obéir et se sauve quand je l’approche. Pas de doute, c’est la mouche de pépé ! D’ailleurs, lui seul la reconnaît parmi les autres mouches. Il me la montre et je la reconnais… et je dois convenir que c’est elle. Elle a quelque chose que les autres mouches n’ont pas. Pépé affirme que Rosalie a les yeux bleus. Souvent je l’ai observé, j’ai beau regarder, mais je ne vois pas ses yeux bleus. Mais comme mon grand-père l’affirme, c’est sûrement vrai… Pépé prétend aussi que Rosalie lui parle. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien. Grand-père a sans doute l’oreille très fine ou peut-être bien qu’il est le seul qui puisse entendre sa mouche. Ce n’est pas grave, de toute façon il me répète tout ce qu’elle lui dit. Je ne sais pourquoi, mais c’est le plus souvent au cours de mes repas que Rosalie apparaît. Elle a peut-être faim ? Quand j’ai du mal à manger mes épinards ou à terminer ma soupe, la mouche de pépé m’encourage. Pépé me traduit tout ce qu’elle dit : « termine vite ta soupe, car elle contient des tas de bonnes choses qui vont t’aider à grandir », « les épinards sont indispensables à ta santé ». Aussi devant de tels arguments provenant de Rosalie je me force à terminer mon assiette !

Ah ! Comme j’aimerais avoir une belle mouche comme celle de mon grand-père, mais j’ai beau faire, toutes les mouches que je veux adopter refusent de m’obéir…je me console en me disant que je peux profiter de Rosalie ! Je fais rire mon grand-père en imitant sa mouche : debout sur une chaise avec mes bras je simule ses ailes et je me dandine comme Rosalie…

Un jour est arrivé un grand malheur. Rosalie a disparu. J’étais en train de manger du chou-fleur. J’avoue que je n’aime pas tellement ce légume, mais je voulais faire plaisir à ma grand-mère qui s’était donné tant de mal pour le préparer. Je comptai sur les encouragements de Rosalie pour surmonter cette épreuve…Pépé et moi nous avions beau l’appeler, elle ne venait pas. Tantôt c’était une vilaine guêpe qui venait tourner autour de mon assiette, tantôt une mouche bleue qui ne ressemblait pas du tout à Rosalie et que je chassais à grands gestes, car je savais qu’elle se régalait de crottes. J’eus un espoir en voyant une mouche se poser sur la table à côté de pépé. Mais non ! C’était une minuscule mouche dont mon grand-père me donna le nom : drosophile. C’est avec difficulté que je terminais mon chou-fleur. L’angoisse s’empara de moi : où était passée Rosalie ? Mon grand-père m’avait expliqué combien était dure et dangereuse la vie d’une mouche. Allait-elle voler dehors qu’elle était à la merci d’un oiseau vorace. Était-elle dans une maison du voisinage où elle risquait de se coller sur ses rubans visqueux que les hommes accrochent pour attraper les pauvres mouches ? Sans parler des multiples insecticides qui abrègent la vie de tout ce qui vole et qui rampe. J’imaginai, ma pauvre Rosalie, les ailes collées sur un ruban visqueux attendant une mort inexorable. Je pleurai et mon grand-père me prit sur ses genoux pour me consoler m’expliquant que la disparition de sa mouche avait sans doute d’autres explications. Peut-être que Rosalie était partie dans la campagne folâtrer dans les herbes et les fleurs ? On pouvait aussi imaginer, que demoiselle mouche, très attirante, avait trouvé un compagnon pour filer le parfait amour. Je convenais qu’effectivement je serais méchante de l’empêcher de vivre sa vie. Tout compte fait, je préférai tout cela à l’idée qu’elle ait quitté notre maison pour aller voir un autre pépé dans une maison voisine.

Malgré toutes les explications rassurantes de mon grand-père, il me restait un peu d’inquiétude au fond du cœur. Et je passai le reste de la journée à observer le moindre mouvement d’air, à sursauter à chaque bourdonnement, à scruter chaque marque sur les murs ou les meubles. Dans une des pièces, j’aperçus une mouche morte recroquevillée sur le sol. Je la pris précautionneusement dans ma main. Je commençais à pleurer. Pas de doute, ce petit corps sans vie était celui de Rosalie. Mon grand-père alerté par mes pleurs arriva près de moi. Ayant vu la mouche dans ma main il me consola bien vite. Ce cadavre n’était pas celui de Rosalie, il en était sûr, d’ailleurs il me dit : « Regarde ! Cette mouche a les yeux marron, cela ne peut pas être ma mouche ! »

La nuit arriva et Rosalie n’était toujours pas réapparue. Malgré les baisers de ma grand-mère et de mon grand-père, j’eus du mal à m’endormir. Mon sommeil fut parcouru de vilains cauchemars : je voyais la mouche de pépé dévorée par un énorme crapaud ou bien elle se noyait dans une flaque d’eau. Je hurlai dans mon lit, je me réveillai en sueur et ma grand-mère arriva pour me calmer, en me serrant dans ses bras. Exténuée, je finis par m’endormir d’un sommeil profond. Ce sont les rayons du soleil qui me réveillèrent. J’entendis mes grands-parents dans la cuisine. Je me levai en hâte, anxieuse. En me voyant, le visage de pépé s’éclaira et d’un petit signe de la tête il me désigna la table à côté de son bol. Et je la vis… ! Rosalie était posée sur la nappe se dorant au soleil à côté de mon grand-père. La coquine se frottait consciencieusement les ailes avec ses pattes. Mon chagrin s’éteignit immédiatement : la mouche de pépé était revenue… !