Pierrot vivait au pays des chansons, province des comptines, et il avait un secret. 

Un vrai de vrai secret. 

Pierrot était en apparence un garçon bien banal, bien normal et personne ne pouvait soupçonner sa seconde vie. Il était aimable et poli et passait inaperçu la plupart du temps. En fait Pierrot était un personnage plutôt transparent qui captait peu l’attention des autres. Mais il s’en fichait, ce monde où les gens ne faisaient pas cas de lui ne l’intéressait pas. Que la mère Michel eût perdu son chat, que Malbrough partît pour la guerre il n’en avait cure. Quant à ceux qui souhaitaient emprunter sa plume il les envoyait poliment chez la voisine. Gentil mais pas benêt. 

Ce que personne ne savait c’est que chez lui un vieux rideau cachait une porte dont il était seul à connaître l’existence et qui donnait accès à un univers extraordinaire.

Dans ce monde il y avait une vieille roulote qui n’existait que la nuit, il allait y dormir pour des rêves merveilleux, la lune y glissait ses rayons entre les planches disjointes, mais il n’y faisait jamais froid. Parfois, pour chanter leurs amours, quelques gitans faisaient sonner leurs guitares autour d’un feu de joie, alors il pensait si fort à sa Colombine qu’il voyait clairement sa silhouette se dessiner dans les volutes aspirées par le ciel étoilé.

Il connaissait aussi un petit endroit, tout près d’un ruisseau, où l’attendait un lit de feuillages pour des siestes enchantées, bercées par le gazouillis de l’eau et celui des oiseaux.

Souvent Il croisait son ami le poète, haut perché sur sa bicyclette et qui le saluait à petits coups de « pouet-pouet », petits car pour presser les poires des trois trompes qu’il y avait fixées il ne pouvait lâcher son guidon trop longtemps. Il vacillait imprudemment tout en tentant de conserver son équilibre et sa dignité, et cela faisait beaucoup rire Pierrot.

Il y avait mille autres lieux et êtres fantastiques.

De temps à autre une vieille sorcière l’invitait à sa table, il ne touchait jamais son horrible pitance mais il adorait les histoires qu’elle lui racontait. Malgré leur lien d’amitié, lorsque il lui demandait de faire venir Colombine dans ce monde elle détournait la conversation.

Debout devant la porte derrière le rideau, la main sur la poignée, Pierrot savait que parmi toutes ces merveilles il n’atteindrait jamais la plénitude du bonheur en l’absence de Colombine. Il sentait bien qu’un jour il aurait à choisir entre ce monde d’évasions et son bel amour. Mais il poussa quand même la porte. Ce soir là de la gorge des gitans montait un flamenco à fendre l’âme des plus endurcis. Pour la première fois leur chant était chargé de tristesse et dans la fumée il vit une larme rouler sur le fin visage de Colombine. Quand il rencontra le poète cycliste celui-ci s’abstint de klaxonner mais s’arrêta pour lui déclamer un poème, une gerbe de mots au parfum étrange, enivrant mais grave; et la sorcière en fixant des yeux sa boule de cristal lui prédit que, malgré tous les enchantements, ce n’est pas de ce côté-ci de la porte qu’il trouverait son bonheur. 

Tous ses petits amis de la forêt comprirent alors qu’ils voyaient Pierrot pour la dernière fois.

Le rideau fut définitivement tiré sur la porte magique et Pierrot rejoint Colombine aux confins de la province des comptines et de celle des chansons d’Amour. Elle l’attendait au bord d’une magnifique ballade, de celles qui font chavirer les coeurs. Il prit sa main et ils pénétrèrent ensemble dans la chanson. L’histoire ne dit pas combien de temps ils y restèrent, une chanson d’Amour c’est parfois de courte durée… Mais heureusement il y en a beaucoup et sans se lâcher la main on peut passer de l’une à l’autre.

Librement inspiré de certains dessins de Quentin Blake