Si je voulais écrire une nouvelle réaliste selon la définition de Guy de Maupassant, il me suffirait de décrire le héros, sa vie, ses habitudes. Mais ce n’est pas mon objectif et en plus serait-ce vraiment utile ? Car mon personnage est le type même de Français moyen comme on en croise des milliers dans les rues des villes. Par cette précision, j’exclus donc un grand nombre de Français à commencer par la moitié féminine et ceux qui ont la chance de respirer l’air pur de nos campagnes, de nos montagnes et de nos côtes. Le personnage est donc un citadin. Pour relater ses aventures, j’écrirais donc pour le désigner, monsieur λ. Si le personnage de λ est sans intérêt, ses aventures ou plutôt ses mésaventures méritent d’être contées.

Comme beaucoup de Français moyens, mon héros joue au Loto. Et comme l’ont calculé les polytechniciens employés pour réaliser ce jeu de hasard il n’a jamais gagné ou plutôt seulement de très petites sommes qui ne compensent pas le total des mises. Ce jeu comme beaucoup d’autres est vraiment perfide, le joueur en arrive même à être heureux quand il est remboursé !

Pourtant une envie aussi soudaine qu’irrépressible le poussa brusquement λ à mettre toutes les chances de son côté pour gagner au Loto !

Comme monsieur λ n’a pas la science mathématique des polytechniciens, il ne peut contrer la malchance qui le poursuit au Loto. D’ailleurs s’il l’avait, il aurait vite compris qu’il serait plus enrichissant pour lui de placer chaque semaine ses mises dans une tirelire. Aujourd’hui il possèderait un pécule non négligeable.

Aussi faute de cette connaissance il en est réduit comme beaucoup de nos concitoyens à compter sur la chance. Et comme beaucoup d’entre eux, il pense que celle-ci peut être boostée par des grigris ou autres méthodes empiriques que propage « la sagesse populaire ».

Le trèfle à quatre feuilles c’est l’idée qui est venue en premier à λ. Cette plante de la famille des fabacées, n’est –elle pas le symbole de la chance ?

À la grande surprise de madame λ, notre héros est devenu du jour au lendemain un adepte de la vie au grand air et de la verdure. Mutation d’autant plus étonnante que monsieur λ était jusqu’alors plutôt casanier, préférant passer son dimanche vautré devant la télévision.

Madame λ ne peut que se réjouir d’une telle transformation !

Trouver des trèfles à quatre feuilles dans une ville comme Paris n’est pas une mince affaire. Monsieur et madame passent leurs loisirs à parcourir les parcs de l’agglomération, le bois de Boulogne, le bois de Vincennes.

Voir son mari parcourir toutes les pelouses, l’œil concentré à la recherche de trèfles à quatre feuilles a d’abord intrigué madame λ, elle ne lui connaissait pas cette passion pour les fabacées. Fataliste, elle se dit que cela lui passera comme sont passées ses éphémères passions pour la collection d’étiquettes de vin, de pièces de monnaie ou de canivets. Au moins cette nouvelle passion a l’avantage de l’obliger à sortir et à pratiquer la marche.

Dès qu’il trouva, son premier trèfle, λ le coinça plusieurs jours dans son portefeuille pensant que le fluide attaché à ce végétal allait imprégner la feuille de jeu. Cela faisait des années qu’il jouait les mêmes combinaisons espérant que si elles n’étaient pas sorties jusqu’alors elles sortiraient un jour. Malgré le fluide « tréflien », la sphère ne cracha pas les boules des combinaisons choisies. Mais λ était tenace et pendant plusieurs semaines, il poursuivit la récolte des trèfles porte-bonheur : il en était persuadé, il fallait une certaine quantité pour déclencher le processus ! Au bout de trois mois, non sans mal, il en avait cueilli une dizaine d’exemplaires.

Il était sûr quand il valida son bulletin que le gros lot ne pouvait lui échapper !

Il tomba de haut quand il vit qu’il n’était même pas remboursé…

Il était prêt à abandonner quand une certitude s’inscrivit dans son cerveau. Pourquoi avoir choisi le trèfle ? Associer la chance au trèfle à quatre feuilles était trop simple ! Il fallait plus rare, peut-être des trèfles à cinq ou six feuilles il en existe, mais où les trouver ? Devant la complexité d’une telle recherche, il décida de se tourner vers un autre porte-bonheur : une patte de lapin. Cela ne devait pas poser de problème. Le jour du marché, il se précipita chez le volailler. Tout de suite ce fut une vive déception, sur la dizaine de carcasses de lapin posées sur l’étal aucune ne possédait de pattes. Le commerçant fut un peu effaré quand monsieur λ lui demanda s’il pouvait lui vendre une patte de lapin. Le volailler lui expliqua le fonctionnement de son commerce : il recevait du grossiste ses lapins dépouillés de leur peau et de leurs viscères et contrairement aux poulets amputés de leurs quatre pattes. Quand λ l’interrogea sur la présence de la tête, le détaillant qui ne manquait pas d’humour affirma que c’était pour rassurer la clientèle afin qu’elle ne pense pas qu’elle allait consommer du chat !

C’est donc un peu dépité que monsieur λ rentre chez lui. Trouver une patte de lapin était plus difficile qu’il n’avait pensé…

Tandis qu’il ruminait sa déception, une idée fulgurante lui traversa l’esprit : puisque les lapins morts du marché n’avaient plus de pattes, il lui fallait trouver un lapin vivant… et à Paris le seul lieu où il pouvait en trouver était le quai de la Mégisserie.

Il pénétra dans la première animalerie et il fut presque incommodé par l’odeur chaude, animale et insupportable qui se dégageait des cages. Un vendeur en blouse grise aussi sinistre que sa boutique s’approcha de lui et l’interrogea. Un lapin ? Aucun problème monsieur ! Nous en avons de toutes les tailles. C’est pour vos enfants ? Devant les cages monsieur λ désigna un lapin au hasard. Une demi-heure plus tard, il arriva dans le bois de Meudon. Il avait tout prévu : un couteau bien acéré lui permettrait d’occire la bête et de lui couper une patte.

Les choses ne se passèrent pas ainsi ! Monsieur λ eut beau penser à la fortune que lui apporterait une des pattes de ce lapin, il ne parvint pas à se décider à ouvrir la cage et à se saisir de la petite bête. Il était tellement mignon et son éducation ne l’avait pas préparé à devenir un tueur. Déjà pendant son service militaire il avait refusé de faire la préparation militaire pour devenir officier, il s’était fait muter aux cuisines.

Après un quart d’heure d’hésitations, il ouvrit la porte de la cage et le lapin s’enfuit dans les bois…

Monsieur λ n’avait pas pensé qu’il serait si difficile d’obtenir une patte de lapin ! D’un autre côté c’était de bon augure : la chance se mérite…

Une solution évidente à son problème : aller dans une ferme, acheter un lapin, se le faire tuer et dépecer… Mais madame λ ne comprendrait pas, c’est tellement simple d’acheter un lapin chez un volailler !

S’il n’avait pas de chance au Loto, il en eut plus de chance du côté des pattes de lapin. Un jour qu’il se promenait au marché aux puces de la Porte de Vanves à la recherche de taille-crayons, car depuis peu il était atteint de molubdotémophilie. Cette nouvelle lubie était apparue quand il avait découvert dans une vieille malle de la cave un ancien taille-crayon datant de sa grand-mère. Il en avait déjà trois exemplaires et cette collection s’annonçait prometteuse… Au grand dam de madame λ qui avait remarqué que son mari n’utilisait que des stylos à bille !

Sur l’étal d’un brocanteur, il « la » vit ; une patte de lapin au bout d’une chaine et ornée d’une pierre rouge. Après s’être assuré de l’authenticité de l’objet, il repartit chez lui après avoir déboursé 6 €, une affaire…

Muni de ce grigri sous sa chemise, il se rendit chez son buraliste plein d’espoir. Cette fois-ci tous ses efforts allaient être récompensés ! Le récépissé en poche, il partit au travail. Il avait du mal à se concentrer sur ses activités, il ne pensait qu’aux gains qu’il allait empocher ce soir. Assurément le gros lot… Première chose, rembourser le crédit sur la maison, acheter une nouvelle voiture pour remplacer l’ancienne devenue vétuste et…. jeter sa démission sur le bureau de son patron, comme dans la pub, lui dire ce qu’il avait sur le cœur depuis de longues années ! Fini de compter sou par sou, les vacances en camping dans des camps minables où il faut supporter les rires gras, l’odeur des merguez à moitié cramées, les voisins bruyants et les gosses mal élevés. Pour sa femme et lui, cela serait les palaces, les voyages dans des pays lointains. Sa seule activité : surveiller la progression d’un capital judicieusement placé.

Et s’il n’avait pas tous les numéros de la grille ? Il évacua rapidement cette possibilité de son esprit, lui qui se serait contenté d’un gain modeste autrefois ne pouvait plus supporter cette idée aujourd’hui : la patte de lapin allait tout changer.

Après tant d’espoirs, la chute n’en fut que plus brutale. Rien ! Pas même un numéro !

Le lendemain ce n’était que l’ombre de monsieur λ qui se rendit au travail, il en pleurait presque en pensant au plaisir qu’il aurait eu à jeter sa démission à la face de son patron. Il faudrait continuer à obéir servilement à ce dégénéré, véritable despote dans son entreprise. Il n’aimait pas tellement le lapin, mais il demanderait à sa femme de lui en préparer trois fois par semaine pour se venger de cet Oryctolagus cuniculus (quel nom latin ridicule) tout juste bon à gambader dans la campagne ou à vous regarder bêtement derrière les grilles d’une cage.

Monsieur λ en était à toutes ses pensées assassines quand il sentit son pied glisser sur le trottoir et son corps tomba lourdement sur la chaussée. En même temps une douleur fulgurante lui traversa l’épaule et il s’évanouit.

Quand il se réveilla aux urgences, la première chose qu’il demanda à l’interne, penché sur lui : quel pied ?

  • Le pied ? Il ne s’agit pas de ça, vous avez la clavicule droite fêlée. Vous avez de la chance ! Vous auriez pu la fracturer ou même avoir une commotion cérébrale ! Dans ce cas vous n’étiez pas dans la merde – dit-il en riant (car il ne manquait pas d’humour : il en faut dans ce métier…) –
  • Pied droit ou pied gauche ?

Le médecin resta muet devant l’ineptie de la question, puis il se dit que le traumatisme expliquait l’incohérence de son patient. Il ne fallait pas le contrarier…

  • Pied gauche !

Un grand sourire éclaira la face de monsieur λ ! L’interne soupira et partit en levant les épaules vers les dix-huit autres entrants qui l’attendaient.

Madame λ elle aussi fut étonnée quand son mari lui demanda d’aller faire valider un bulletin de Loto. Elle avait été tellement inquiète quand l’hôpital lui avait téléphoné, qu’elle ne posa aucune question : le contrecoup de la chute expliquait cette lubie.

Je pense que le lecteur ne s’étonnera pas si je lui apprends que monsieur λ ne fut même pas remboursé.

λ sortit de l’hôpital extrêmement déprimé non seulement par sa chute, mais aussi par son incapacité à attirer la chance sur lui.

Mais il faut croire que la flamme de l’espoir est heureusement une flamme difficile à éteindre, car une semaine plus tard, elle se ranima plus vivace. Une idée avait traversé l’esprit de λ : il était évident maintenant que tous les stratagèmes qu’il avait utilisés jusqu’à maintenant n’avaient aucun sens, comme ils étaient connus de la majorité de nos contemporains ils devraient être tous fortunés… Non il fallait interroger ceux qui avaient su bâtir une vraie fortune, peut-être accepteraient-ils de révéler le secret de leurs barakas !

Par qui commencer ? Il en élimina beaucoup, car manifestement leurs profils ne pouvaient les inciter à céder ne serait-ce qu’une bribe de leur martingale. Il en retint un !

Seul l’homme de plus riche du monde Bill Gates serait susceptible de répondre à une demande, d’autant qu’avec ses œuvres caritatives il avait prouvé qu’il était capable d’une grande générosité.

C’est ainsi que le secrétariat du milliardaire reçu une lettre de monsieur λ.

Il y expliquait son désir de gagner au Loto afin de rembourser ses crédits, terminer des fins de mois difficiles, quitter l’entreprise qui l’exploitait, en résumé aborder une nouvelle vie moins terne que celle dans laquelle il croupissait depuis sa naissance.

Il expliquait aussi toutes les tentatives infructueuses mises en œuvre pour briser le carcan du destin.

Paradoxalement cette lettre passa le filtre du secrétariat et atterrit, traduite, sur le bureau de Bill.

Même les milliardaires ont de l’humour et monsieur λ reçut un jour une lettre venant des USA. Bill Gates expliquait que c’était l’évidence même : poser un trèfle à quatre feuilles ou même plusieurs sur un bulletin de Loto était totalement inefficace, ce qu’il fallait c’est préparer une tisane avec cette plante fourragère. Le fluide de la décoction pourrait alors imprégner les cellules et orienter positivement le destin du buveur.

Monsieur λ exultait : enfin il avait la solution ! Un à un, il sortit les trèfles séchés qu’il avait soigneusement rangés entre les pages d’un livre et les plaça dans une tasse. Il fit bouillir de l’eau. Comme pour le thé il fallait seulement qu’il y eût un frémissement du liquide pour que les feuilles puissent doucement relâcher leurs principes actifs. Il huma la vapeur, évidemment l’odeur ne ressemblait pas à celle d’un tilleul ou d’une verveine, mais il ne souhaitait pas se calmer, mieux digérer ou mieux dormir. Il sourit de satisfaction à l’idée qui lui traversa alors l’esprit : « l’argent n’a pas d’odeur ». Il se retint de mettre un sucre dans la tasse. On ne pouvait savoir si cet excipient n’allait pas diminuer ou même détériorer les effets bénéfiques du trèfle. Il plongea ses lèvres dans le liquide verdâtre. Vraiment que cette tisane était mauvaise ! Mais il ne fallait pas faire le difficile, la fin justifie les moyens et par petites lampées il vida la tasse. Puis il se coucha, une nuit serait nécessaire pour que la décoction fasse pleinement ses effets.

C’est un autre homme qui alla faire valider son bulletin chez le buraliste. Celui qui connaissait monsieur λ depuis longtemps, devant sa mine réjouie lui dit : alors Roger la nuit a été favorable avec madame ! λ haussa les épaules et en s’éloignant pensa : tu feras moins le rigolo quand ton ordinateur t’annoncera que le gros lot a été validé dans ta gargote.

 

J’ai le regret de vous l’annoncer la tisane de trèfles à quatre feuilles n’est pas plus efficace que la patte de lapin, le fer à cheval ou tout autre grigri dont on vous vantera les mérites ! Le bulletin fut remboursé, mais je ne suis pas sûr que la tisane y soit pour quelque chose…

Ce qui est sûr, par contre c’est que monsieur λ sombra dans une profonde dépression et que faute de laisser définitivement en plan son employeur le quitta pour un mois à la suite de la prescription de son médecin de famille.

 

On ne peut savoir s’il aurait un jour remonté la pente, mais un événement modifia le cours des choses. Un matin vers 11 h sa femme entra dans sa chambre : une lettre des USA pour toi !

Fébrilement il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait un chèque dont il dut relire le montant à deux fois pour en saisir la signification : 1000 000 $ ; au verso du chèque ce message :

« Elle n’est pas efficace cette tisane ? Bill ».