Sur la Carte de la Paresse, après avoir passé le méandre de la Sieste, on se dirigeait vers l’estuaire immobile des Langueurs, avant de faire voile vers le Pot aux noirs de l’Éternel abandon.

Et c’est là qu’on trouvait Alceste, affalé sur quelque méridienne ou dans son fauteuil Voltaire préféré, celui en velours cramoisi. Déjà, son nom semblait le prédestiner : cela rimait avec sieste. Attention, inventez donc une diérèse, prononcez bien si-es-te, en étirant bien le mot, et jamais un brutal “siest” en une seule syllabe comme le voudrait l’académie.

 

Dès son plus jeune âge, Alceste avait manifesté la plus grande hostilité envers toute ardeur personnelle, ce qui ne manquait pas de désoler ses parents : Alceste était lent pour se lever, lent pour manger – ses tétées de nouveau-né pouvaient durer des heures -, mais toujours prompt à aller se coucher car c’était tout de même la position allongée qu’il préférait.

Enfant, rien ne l’intéressait moins que ces jeux où il fallait courir après un ballon, ou sauter sur un pied pour atteindre le ciel. Son ciel à lui, c’était celui qu’il regardait, béatement allongé sur une chilienne posée sur la terrasse, où il s’endormait fréquemment, ce qui lui avait souvent valu quelque violent coup de soleil de début de saison. Cela avait au moins l’avantage de colorer une peu sa peau grasse et molle, et lui donnait meilleure mine.

 

Arrivé à l’adolescence, le vocable favori d’Alceste devint “Mais laissez-moi tranquille…“. C’était sa seule révolte qu’il prononçait toujours mollement et sans vraiment de conviction. Ses parents dépités s’étaient résolus à admettre qu’ils hébergeaient une patate de canapé, bien soudée là devant le téléviseur. Quelques battements de cils et une moue désabusée, c’est tout ce qu’on pouvait obtenir d’Alceste. Même les pulsions amoureuses, naturelles à cet âge-là, semblaient au-delà des forces de ce doux adolescent.

Même si cela devenait irritant pour son père et sa mère, Alceste restait un garçon assez facile à vivre : jamais de colère, jamais il ne s’opposait à rien, acceptait tout en paroles mais restait le champion hors catégorie de la procrastination : “Oui, je sais, j’ai dit que je le ferai, mais il faut que je réfléchisse un peu quand même, ce n’est pas si urgent. Laissez-moi tranquille…

 

Et ainsi allait la vie d’Alceste, le nez au ciel ou l’œil vissé sur le téléviseur, de fauteuil en canapé et de reports en abandons.

Un jour, conscient du fait que, même si la vie est un long fleuve tranquille, il allait tout de même falloir subvenir à ses propres besoins, il décida d’acheter un billet de loto, et même plusieurs billets dans lesquels il investit une petite partie de ses économies. Mais Alceste avait négligé de vérifier le bon alignement des planètes et… il perdit presque toute sa mise.

 

Comment faire ? Comment faire pour continuer à vivre décemment sans rien faire ? Il ne pouvait tout de même pas se mettre à mendier ! Quoi que…

Souvent, il pensait à cette vielle chanson* : “Travailler, c’est trop dur, et voler, c’est pas beau. D’mander la charité, c’est quéqu’chose j’peux pas faire. Chaque jour que moi j’vis, on m’demande de quoi j’vis… …”  et il commençait, en arrivant à l’âge adulte, à avoir tout de même un peu honte de son état.

 

Il lui vint alors une idée de génie. Ce grand paresseux n’en possédait pas pour autant peu d’intelligence, bien au contraire, et penser en rêvassant était une des activités qu’il s’autorisait sans limites. Il avait suivi, ou plutôt subi, des études classiques et rien de ce qui concernait l’Antiquité ne lui était étranger (son épisode favori restait bien sûr les délices de Capoue des cohortes d’Hannibal). Il n’ignorait pas non plus l’actualité, la vanité et la fatuité de ce monde et les faiblesses de ceux qui tentent d’en atteindre les avant-postes, ceux qu’on nomme maintenant les premiers de cordée.

Oui, il lui vint alors une idée de génie ! Je vous parle là d’un temps où tout n’était pas soigneusement réglementé et – potentiellement – contrôlé comme aujourd’hui. Alceste décida d’ouvrir un cabinet de psychothérapie, une activité qui nécessitait peu d’investissement : un couloir comme salle d’attente et une pièce unique et sans décor de quinze mètres carrés. Il fit graver une plaque en cuivre qu’il apposa à côté de la porte d’entrée : “Diogène – psychothérapeute“, souligné par le dessin d’un petit tonneau, graphisme en clin d’œil aux gens cultivés dont il comptait faire sa clientèle et qu’il voulait appâter par des prétentions de grande sagesse.

 

Maintenant arrivé à l’âge mûr, son carnet de rendez-vous est plein pour plusieurs années, le tout Paris se presse chez Diogène : les ministres, les stars de cinéma, les PDG, tous en recherche de zénitude. Une zénitude qu’Alceste leur apporte sans peine et sans déroger à ses principes du moindre effort : ils viennent s’allonger sur le sofa dans la petite pièce aux murs nus ; Alceste s’installe le dos tourné dans son fauteuil Voltaire rouge cramoisi. Ils parlent, ils parlent et lui peut sommeiller dans son fauteuil ou lire quelque revue, regarder le marronnier par la fenêtre, choisir ses prochaines vacances au soleil en ponctuant le récit qu’il n’écoute que très peu de “Oui…“, “Je comprends…“, “Continuez…“, de “et alors… ?” ou simplement d’un soupir ou d’un silence.

 

À chacun sa voie. Alceste, aux yeux de tous, est devenu un grand sage. Personne ne peut plus faire de l’ombre à son soleil. Il est un grand sage, ses clients en sont persuadés, et moi aussi.

 

 

 * https://www.youtube.com/watch?v=nKG11XJi8uM