Il a convoqué la négritude, l’arabitude et la solitude. Il se sent nègre, arabe, et seul.

Sur le plateau en cuivre, à côté de la théière, est posé le livre de Césaire, retourné, toujours à la même page. Dans la chambre en dessous de la sienne, il y a très longtemps, Edith Piaf et Marcel Cerdan se sont aimés. Toute la nuit, son légionnaire.

Les murs décrépis de l’hôtel Transatlantique dégoulinent d’un charme suranné. Des bruits de pas feutrés dans les couloirs, quelques mots en arabe des femmes de ménage qui s’interpellent à voix basse. Le thé refroidit lentement dans le verre. La cime du palmier atteint la fenêtre de sa chambre. Derrière, le ciel bleu, immobile. Les palmes viennent caresser le mur brûlant.

Il se sent vide depuis ce matin, depuis qu’il a appris la mort de son ami le poète, seul, dans sa chambre d’hôtel comme lui, à l’autre bout du pays. La vieille main parcheminée s’est arrêtée d’écrire ce matin.

“C’est étrange, se dit-il en pensant à ses idées de suicide de la veille, nous aurions pu partir ensemble, si j’avais eu un peu plus de courage. Et puis, à quoi ça sert d’être courageux, je vous le demande ? Et le courage, c’est quoi ? C’est rester ou c’est partir ? C’est souffrir longtemps ou c’est refuser de souffrir ?”

Longtemps, depuis sa fenêtre au troisième étage, il a fixé les zelliges du sol de la cour, quinze mètres plus bas.

L’appel du vide.

Rejoindre les pigeons qui picoraient quelques graines au fond de cette cour.

Ce matin, ses idées morbides ont été balayées par la mort de Bilal, son ami marocain.

C’est comme à chaque fois : des pensées lui viennent, d’une banalité qui le désole. “J’aurais dû lui parler davantage, l’inviter ici, nous avions encore tant et tant à nous dire. Maintenant, c’est fini, un être unique est parti. J’aurais dû, j’aurais dû. Sa présence, ses idées, l’infinie richesse de cette personne magnifique. C’est trop tard, à jamais trop tard.”

Il pense des choses comme ça, comme on pense toujours dans ces cas-là. Il s’en rend compte et se trouve minable, là, dans sa chambre 307, celle qu’il choisit toujours à l’hôtel Transatlantique, à cause du palmier et du ciel.

Vers onze heures, quand il a appris la nouvelle, il a senti affluer les émotions : les regrets, le chagrin, le manque, la douleur de la perte. Il s’est dit qu’en dernier hommage à son ami, il fallait écrire, raconter tout cela, se confier à la page blanche. Il est dix-sept heures, il n’est pas descendu déjeuner, il a seulement fait monter un plateau avec du thé, puis un autre, et encore un autre. Il s’est souvenu d’un poème de Césaire qui lui rappelle Bilal, qu’il a lu et relu jusqu’à l’ivresse. Les neurones cognent dans sa tête comme des balles de flipper.

 

La page, sur le bureau, reste blanche, longtemps. Il se perd dans sa méditation. Il commence enfin, un peu pompeux : “Le poète avait convoqué la négritude, l’arabitude et la solitude…”