Quand naquirent à la clinique des fleurs mauves, Tiburce Legodec et Anatole Beaurepos, nul n’aurait pu prévoir comme leurs destins seraient mêlés.

 Pourtant le contexte était propice pour qu’il en soit ainsi.

 Madame Legodec habitait au 27 de la rue des cerisiers et madame Beaurepos au 29 de la même rue. Elles étaient voisines et amies de longue date.

 La clinique des fleurs mauves n’existait pas quand naquit Adélaïde Legodec. D’ailleurs ses parents habitaient à plus de 100 km de Brissac en Mirpoix. Elle ne s’appelait pas encore Legodec et fut déclarée sous les prénom et nom d’Adélaïde Mouchabœuf.

 Quant à Sofiane Beaurepos, sa famille habitait depuis plusieurs générations à Brissac en Mirpoix. Elle était née, dans le pavillon qu’elle habitait actuellement, monsieur et madame Auguste Brindille étaient ses parents.

 Quand quelques années plus tard le couple Legodec acheta un pavillon, rue des cerisiers, c’est sans doute à cette époque, que les destins de Tiburce et Anatole commencèrent à se nouer.

 L’entrelacs des destins des deux garçons débuta par une naissance dans la même maternité.

 La clinique des fleurs mauves est l’endroit idéal pour l’accouchement de femmes sans problème particulier de santé. Certes ce n’est pas un établissement très moderne, mais les sages-femmes y sont compétentes, aimables et dévouées, comme d’ailleurs l’ensemble du personnel.

 Amélie Jonas venait d’être engagée comme aide-soignante. Elle était ravie de s’occuper de bébés.

 Madame Legodec et madame Beaurepos avaient accouché à la même heure, à cinq minutes d’intervalle, ce qui avait obligé la sage-femme aidée par une infirmière, à jongler entre les deux salles de travail.

 Victime d’une grippe, l’autre aide-soignante en binôme avec Amélie était absente. Aussi cette dernière dut s’occuper de deux nouveau-nés à la fois. Mais elle n’avait pas les deux pieds dans le même sabot. Elle baignait les enfants dans deux baignoires côte à côte.

 Elle voulut les rhabiller après les avoir séchés. Elle fut prise d’un doute, lequel était Tiburce, lequel était Anatole ? Un bébé nu ressemble terriblement à un autre bébé, car tous les deux nourrissons avaient le même poids, la même taille et les cheveux bruns. Elle croyait se souvenir que Tiburce avait un grain de beauté à côté du nombril. À cette époque, les petits bracelets en polymère, si pratiques, n’existaient pas. D’ailleurs les matières plastiques débutaient à peine…

Angoissée par son manque d’attention, Amélie prit un des bébés au hasard et le langea et fit la même chose avec le deuxième.

C’est ainsi que Tiburce devint Anatole et inversement.

Le lendemain quand les heureux papas se rendirent à l’état civil, Tiburce se transforma administrativement en Anatole, tandis qu’Anatole devenait aux yeux de la loi et de ses parents Tiburce Legodec.

Cette substitution n’empêcha pas les deux garçons de mener une vie normale, une enfance choyée et une vie d’adulte sans trop de problèmes.

Le fait d’être né dans la même maternité, d’être voisins et amis pendant toute leur enfance et adolescence avait noué encore plus étroitement leur destin. Par la suite ceux-ci divergèrent en raison des métiers qu’ils avaient choisis.

Anatole Beaurepos était devenu commandant dans la marine marchande et ne cessait de bourlinguer. Il avait quitté Brissac en Mirpoix, pour s’installer à Brest avec sa femme.

Quant à Tiburce Legodec il habita toute sa vie dans le pavillon de ses parents, où il avait installé son bureau de courtier en assurance.

La vie de commandant dans la marine marchande est éprouvante. Anatole avait besoin d’une vie plus calme. C’est peut-être un clin d’œil du destin, il retourna pour sa retraite s’installer à Brissac en Mirpoix, où il acheta une maison rue Aristide Briand. Il retrouva donc Tiburce après une séparation de quarante ans.

D’aucuns diront que c’est le hasard, mais les deux amis moururent le même jour…

À ce niveau de l’histoire, il est temps de s’intéresser à Amélie Jonas, aide-soignante à la clinique des fleurs mauves. De nombreux bébés passèrent entre ses mains expertes, elle épousa un brave homme qui lui fit un beau garçon : Étienne.

À l’époque du décès de Tiburce et Anatole, il était employé dans l’entreprise de pompes funèbres Gorbillar père&fils. C’était un heureux caractère toujours prêt à rire et plein d’humour. Il en faut pour affronter la tristesse des familles et la manipulation des défunts.

Il n’était pas le dernier à lever de coude dans les cafés du coin et il rencontrait toujours un franc succès auprès de ses compagnons de comptoir quand il énonçait la devise de la maison

Gorbillar père&fils : « Mourrez, nous ferons le reste ».

Son emploi était polyvalent (la rentabilité est à ce prix), il portait les bières, assurait la mise en forme et la toilette de défunts, dirigeait la crémation des trépassés.

Sans se concerter, les familles de Tiburce et Anatole avaient demandé, selon les vœux des deux amis, une crémation de leurs corps.

Les cérémonies eurent lieu le même jour, successivement dans la salle des obsèques de la maison Gorbillar père&fils. C’est avec émotion que chaque famille vit s’éloigner dans le tunnel, sur un tapis roulant, le cercueil de leur défunt et la porte se refermer lentement.

Dans les coulisses, Étienne officiait. Il était parfaitement rodé. Quand chaque crémation était achevée, il prélevait un peu de cendre et  mettait la poudre dans une urne.

Ce jour-là il avait un peu trop levé le coude au comptoir dans plusieurs établissements de Brissac en Mirpoix. On n’ira pas invoquer une malédiction ayant touché la mère et le fils, mais Étienne, l’esprit passablement embué, inversa le contenu des urnes…

La maladresse de la mère avait été rectifiée par le fils…

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Au cimetière de Brissac en Mirpoix, dans la tombe portant la mention Tiburce Legodec reposent les cendres de Tiburce et non loin de là dans la tombe portant la mention Anatole Beaurepos repose Anatole pour l’éternité.

Mais les choses ne sont pas aussi simples ! La chair est faible…

Il faut bien dévoiler une vérité qui restera cachée pour le commun des mortels. Sans en avertir bien sûr son mari Adélaïde avait couché neuf mois avant la naissance de Tiburce avec monsieur Beaurepos…

Et pour compliquer encore les choses, Sofiane avait un faible pour Gaston ce qui fait qu’il était… le père génétique d’Anatole !