Quand il naquit, rien ne pouvait présager du singulier destin d’Alexandre Zabreski. Parfaitement formé, un poids normal, le cri attendu d’un bébé arrivant au monde. Sa vie commençait donc comme celle de beaucoup d’enfants entourés de l’amour de ses parents : son père fier d’avoir engendré un garçon qui concrétiserait à l’avenir tout ce qu’il n’avait pu réaliser lui-même, une mère persuadée d’avoir mis au monde le plus beau des bébés.

Pourtant, quelques détails firent leur apparition.

Alexandre semblait réagir d’une façon exacerbée à l’atmosphère qui l’entourait.

Certaines odeurs désagréables mettaient le bébé en transe et dans une profonde colère. Comme un évier régurgitant des gaz malodorants, la puanteur de ses propres déjections, l’ouverture d’une bouteille d’éther.

Par contre il se mettait à gazouiller en présence d’une fleur de muguet, l’exhalaison d’une tarte chaude, l’odeur d’une bouteille de Cointreau.

Son père avait renoncé à fumer en sa présence. Une nounou avait été renvoyée en raison d’une hygiène corporelle douteuse.

Quand madame Zabreski avait remplacé « Madame Rochas » par « L’Air du Temps » de Nina Ricci il lui avait fallu un certain temps pour comprendre que le deuxième parfum incommodait son fils, d’où la nécessité de revenir au premier parfum.

Toutes ces situations finirent par alerter madame Zabreski, elle en déduisit que son fils avait un odorat sensible et exacerbé.

Quand il grandit, d’autres événements montrèrent que non seulement l’odorat d’Alexandre était hypersensible, mais était aussi capable de distinguer, entre elles, une multitude d’odeurs.

Le plus significatif fut le jour où mademoiselle Croquignolette apporta dans sa classe de maternelle une boite d’une centaine d’échantillons. Cet objet pédagogique était destiné à éduquer ses jeunes élèves à la reconnaissance d’odeurs familières ; celles-ci, au nombre d’une centaine, allaient de l’herbe fraichement coupée, en passant par celles de la fraise, du bois de sapin, du champignon, etc.

À la stupéfaction de la maitresse, Alexandre, après les avoir toutes essayées, atteignit le score de 100.

Le doute n’était plus permis, l’odorat de l’enfant était exceptionnel.

Une visite chez un médecin otorhinolaryngologiste permit de confirmer la chose. Le praticien lui fit subir une série de tests. Il constata qu’Alexandre était capable de détecter certaines odeurs inaccessibles au commun des mortels. Il dit : si on pouvait faire l’analogie avec l’oreille, on dirait que cet enfant a un nez « absolu ».

Le médecin, comme beaucoup de gens, avait lu « Le Parfum » le roman de Patrick Süskind, dont le héros Jean-Baptiste Grenouille avait été doté d’un odorat extraordinaire. Il fut tenté de comparer l’enfant à ce héros mythique. Les capacités olfactives d’Alexandre étaient loin d’atteindre celles de Jean-Baptiste, mais il était moins rustre que le héros et surtout doué d’une vive intelligence.

C’est ainsi qu’Alexandre Zabreski s’orienta tout naturellement vers un métier qui ne pouvait que lui convenir : le métier de chimiste.

Après son doctorat, il n’eut aucun problème pour trouver un emploi. Informés de ses compétences, plusieurs grands parfumeurs lui offrirent des ponts d’or pour qu’il vienne travailler dans leur laboratoire. Un grand « Nez » doublé d’un chimiste hors pair est un élément que l’on se dispute.

Il mit donc son don exceptionnel au service d’un grand parfumeur. On lui doit plusieurs parfums dont la réputation n’est plus à faire. « Explosion d’amour », « Titanesque » et « Diabolique ». Plusieurs concurrents essayèrent de copier ces réussites, mais leurs complexités étaient telles qu’ils n’y parvinrent jamais. Mais au bout de quelques années, Alexandre Zabreski se lassa de ce travail, certes prestigieux et rémunérateur, mais répétitif. Il aspirait à des choses plus élevées. Il dépassait tous les autres « Nez » de la parfumerie. Il lui fallait maintenant un adversaire à sa taille et cela ne pouvait être que la nature capable de réaliser un nombre infini de fragrances.

Il décida de « se mettre à son compte » et d’installer un laboratoire en pleine montagne dans un hameau où l’air qu’il respirerait serait exempt des miasmes de la pollution urbaine.

Il avait beaucoup réfléchi sur la nature des odeurs et la faculté de l’être humain à les détecter.

Une odeur, c’est quand une molécule rencontre un capteur au niveau de la muqueuse olfactive, générant un signal qui va provoquer une sensation chez l’individu.

Tout le monde ne la sent pas de la même manière.

Cette sensation est absolument individuelle, en fonction de la génétique et du vécu de chacun, l’homme possède environ 260 capteurs d’odeurs.

Sentir une odeur est une chose, la recréer en est une autre !

Pour récréer l’odeur d’un sous-bois par exemple, il faut d’abord s’y rendre. Ensuite pour étoffer cette odeur, il faut faire un inventaire des éléments du milieu qui interviennent dans la création de cette odeur. Est-ce qu’il y a de la mousse ? Du lichen ? De l’humidité ? Alexandre Zabreski se comparait à un peintre qui avec sa palette de couleurs, travaille sur les proportions pour essayer au maximum d’être dans l’équilibre.

Sa maison est aujourd’hui un véritable musée avec un jardin de senteurs, une osmothèque et un laboratoire renfermant mille et un effluves.

Alexandre commença à être connu dans le monde des odeurs et Dieu sait qu’elles interviennent partout dans notre société. Pour financer son laboratoire, il travailla avec plusieurs groupes agroalimentaires. L’odeur des champignons n’avait plus de secret pour lui.

La plus rémunératrice était celle des truffes. Certes il en existait déjà, mais à côté de celle qu’élabora Alexandre elles ressemblaient à de pâles ersatz. Bien sûr il manquait dans les morceaux de matières noires que les fabricants mettaient dans leur préparation, le goût de ses pépites naturelles, mais l’odeur n’est-elle pas la première chose qu’appréhende le consommateur en découvrant un mets ? De plus certains chimistes étaient capables de synthétiser dans leurs éprouvettes des composés ayant quand même la même sapidité que les substances naturelles.

Alexandre réussit l’exploit de transformer une affreuse piquette en une bouteille du domaine de la Romanée-Conti.  Ce vin s’arroge le titre de vin de Bourgogne le plus cher et de vin rouge le plus cher du monde. Il se négocie en moyenne à 17 966 dollars, soit 15 451 euros. Pour que l’imitation soit parfaite, un chimiste de ses amis trafiqua la composition du breuvage pour se rapprocher au plus près du précieux liquide. Cette réussite ne lui apportera aucunes royalties, mais uniquement la satisfaction d’avoir copié fidèlement la nature et le savoir-faire des vignerons.

Devant ses réussites olfactives, des réalisateurs de films demandèrent son assistance.

Citons-en quelques-unes. L’odeur du champ de bataille dans un film de guerre, l’odeur d’une salle enfumée dans un casino ou celle d’une piscine. Une grande satisfaction pour lui fut d’ajouter l’odeur de la banquise sur un film tourné au pôle Nord. Il se souvient encore de son voyage. Il avait demandé à être seul sur la glace, afin que son odorat ne soit pas perturbé par les fumées des engins à moteurs. Cela avait été un gros travail pour ses cellules nerveuses, mais il avait pu au bout d’une heure imaginer dans sa tête une mixture de composés susceptibles de reproduire l’odeur de la glace et de l’atmosphère gelée. Revenu dans son laboratoire, anxieux, il avait de mémoire recherché dans ses différents flacons les molécules identifiées et réalisé le mélange dans des proportions exactes. L’angoisse était à son maximum quand il avait approché son nez de la fiole. Ce fut un bonheur exceptionnel quand ces cellules olfactives retrouvèrent l’odeur qu’il cherchait.

La première projection du documentaire fut son heure de gloire quand les spectateurs eurent à la fois les images en relief, l’odeur de la banquise, le froid recréé dans la salle et le bruit du craquement de la glace.

Mais il s’attaqua à un défi encore plus grand…

La Cité de l’espace lui avait demandé de reproduire l’odeur de la Lune…

Une gageure, car évidemment faute d’oxygène il ne peut y avoir ni odeur ni bruit sur la Lune !

Pour recréer l’odeur de la banquise, il avait fallu qu’Alexandre Zabreski se rende au nord de la planète.

Mais pour la Lune, il n’était pas question que la Cité de l’espace lui paye le voyage.

Son seul recours était qu’il s’appuie sur les descriptions faites par différents astronautes ayant marché sur la Lune, notamment Neil Armstrong.

Celui-ci avait raconté que faute d’oxygène sur la Lune, il ne pouvait, évidemment, rien sentir, mais une fois de retour, dans le module, l’odeur de la poussière accrochée à son scaphandre lui avait rappelé la poudre noire brûlée des vieux fusils six coups.

Comment en reproduire l’odeur ? Alexandre décida de faire lui-même exploser, dans ses propres récipients, de la poudre noire. Après plusieurs tentatives ratées et autant de frayeurs, il réussit à “capturer” un dépôt brûlé plein de notes carbonées et soufrées.

Cette réussite donna des ailes à Alexandre Zabreski. L’odeur de la lune était certes un enjeu de taille et il était fier de l’avoir maitrisé. Mais la difficulté de réaliser ce parfum n’était pas à son avis insurmontable, puisque Armstrong lui avait fourni les principes de base. La difficulté aurait été plus grande sans l’exploration de l’espace.

 Il lui fallait maintenant quelque chose de plus impressionnant dépassant toutes les confrontations que son odorat avait eues avec la nature. Un de ses amis lui avait dit comme une boutade : pourquoi tu ne retrouverais pas le parfum de la reine Néfertiti ?

Cette question avait trotté plusieurs jours dans le cerveau du scientifique. Son passé de « Nez » chez les grands parfumeurs lui avait donné une grande expérience des parfums. Donc a priori retrouver la composition du parfum de Néfertiti devait être dans ses cordes. À la différence avec ses anciennes réussites, est que personne n’avait senti le parfum de la reine Néfertiti, celle-ci ayant vécu de 1370 à 1333 AV.J.C.

Une momie avait été découverte en 1898 dans la tombe KV35 de la vallée des Rois, non encore identifiée, on supposait que c’était celle de la reine. La momie était en si mauvais état qu’elle avait probablement été saccagée peu après la momification. La technique utilisée était celle employée par les embaumeurs de la XVIIIe dynastie. La position du corps indiquait un personnage royal.

Alexandre ne se faisait aucune illusion, on ne lui accorderait pas le droit d’examiner cette momie, de plus compte tenu des techniques de momification toute trace de parfum aurait disparu.

Le génial chimiste était contraint pour réaliser le challenge de s’appuyer sur les écrits et les descriptions existant sur cette reine égyptienne.

Il avait été même au musée de Berlin, admirer le buste dit « de Néfertiti » qui pouvait n’être en fait qu’une figure idéalisée de reine.

Il rencontra plusieurs spécialistes de l’Égypte ancienne.

Il était vraiment très excité, ce challenge était à la mesure de ses ambitions.

Il y a quelques années il avait rencontré un défi de ce genre :  Lucette.

Quand il avait dix-huit ans, il était tombé amoureux d’une femme d’une quarantaine d’années. Ce fut une passion brûlante, mais éphémère. Devenu un « Nez » reconnu, il avait essayé de reconstituer de mémoire le parfum que portait Lucette, mais aussi l’odeur intime de son ancienne maitresse. Ce ne fut pas facile. Pour le parfum « Soirée d’Orient », il n’eut pas trop de difficultés, mais pour l’effluence de la femme il tâtonna longtemps. Encore aujourd’hui il sort de temps à autre la fiole contenant la précieuse mixture lui rappelant son amour de jeunesse.

C’était donc une première pour Alexandre Zabreski. Il avait mis la barre bien haute. Il voulait reconstituer non pas le parfum supposé de la reine Néfertiti, les parfums utilisés par les anciens Égyptiens étaient relativement bien connus, mais l’odeur de la femme d’Akhenaton. Il devait se fier aux documents historiques et aux romans publiés sur cette reine mystérieuse.

 

Alexandre était devenu amoureux de Néfertiti, cela arrive aussi aux scientifiques les plus rigoureux. Cela aurait pu être un obstacle à la rationalité de ses recherches, mais en fait ce fut un stimulant et son état d’homme boosta le chimiste. L’odeur de femme n’est-elle pas un attribut féminin qui guide la conduite des hommes comme d’ailleurs celles des autres animaux ? L’élaboration de la fragrance intime de Néfertiti fut un long processus parsemé d’expériences multiples, d’ajouts et de retraits, parfois de découragements. Alexandre fut à deux doigts d’abandonner face à ce défi impossible. Mais cet amour entre Néfertiti et lui, deux êtres séparés par l’abîme de deux millénaires, l’incita à continuer. IL compensait un manque d’information par son intuition. Finalement au bout de six mois, le mélange recherché fut prêt. Dans une conférence de presse relayée par les plus grands médias internationaux, Alexandre Zabreski, exceptionnel « Nez » dont la réputation mondiale n’était plus à faire, se proposait de révéler, à la planète entière, l’odeur de la princesse Néfertiti. Des milliardaires avaient déjà proposé des sommes folles pour acquérir cet élixir. Alexandre avait refusé ses propositions, la fragrance de la reine Néfertiti devait appartenir à l’Humanité entière et ne pouvait servir à exciter les sens d’un seul homme.

La malchance mit la fin à la polémique. En rangeant ses flacons dans son laboratoire Alexandre malencontreusement renversa à sa précieuse fiole dans un évier, le récipient en verre se brisa et le chercheur impuissant vit le liquide se déverser dans le trou de l’évier.

Le désespoir s’empara d’Alexandre Zabreski. L’œuvre de sa vie était maintenant en train de s’écouler dans la fosse septique de sa maison. Bien qu’il ne soit pas coutumier de la chose, Alexandre alla chercher une bouteille de whisky dans le bar de son salon et en but plus de la moitié. Abruti, par l’alcool il s’endormit sur un canapé. Quand il se réveilla le lendemain matin il avait une magnifique gueule de bois.

Deux bols de café, doublés d’un cachet de paracétamol lui permirent de sortir de cet état semi-léthargique. Il repensa à l’élixir de la reine Néfertiti. Il allait replonger dans un grand découragement quand il se souvint qu’il avait noté sur un cahier la composition du mélange… Il lui suffisait de recommencer les opérations pour synthétiser ce précieux liquide. Cette idée le réconforta. Tout n’était donc pas perdu ! Ce n’était plus qu’une question de jours et sa mémoire olfactive hors normes allait lui permettre de mener à bien toutes les opérations.

C’est alors qu’un événement imprévu, malheureusement, se produisit. Une pandémie s’abattit sur la France et le monde entier : la covid-19.

Alexandre se réveilla un matin, il était en pleine forme et pourtant quelque chose le frappa immédiatement. Le café qu’il avait préparé n’avait aucune odeur, il porta le bol à sa bouche et en but une gorgée. Elle n’avait aucun goût. Affolé, il sortit du réfrigérateur un livarot, qu’il avait acheté la veille. Il était sans odeur et le morceau qu’il goûta lui parut insipide. En toute hâte il prit un rendez-vous avec le médecin du village. Quand il lui eut décrit ses symptômes, le diagnostic tomba immédiatement : vous êtes atteint de la Covid 19, apparemment vous n’avez pas de troubles graves, elle se limite pour l’instant à la perte du goût et de l’odorat.

Un test PCR confirma le diagnostic.

C’était une véritable catastrophe pour le « Nez ».

Il prit rendez-vous avec professeur Jean Marie Lambinet, spécialiste otorhinolaryngologiste à l’hôpital Georges Pompidou. Celui-ci lui fit subir une série d’examens avec en particulier une IRM.

Quand Alexandre Zabreski s’assit devant le professeur, il devina immédiatement que les résultats n’étaient pas bons.

Celui-ci, après avoir relu sa feuille, enleva lentement ses lunettes et lui dit :

  • Monsieur, je n’ai pas de bonnes nouvelles, les examens révèlent que vos cellules olfactives sont presque totalement détruites par le virus et les cellules du goût ne sont pas en meilleur état… De plus nous craignons que les axones de l’aire du goût et de l’odorat aient été aussi atteints…
  • Est-ce que cela peut se soigner ?
  • Malheureusement c’est peut-être irréversible… !
  •  

La malédiction des pharaons avait-elle frappé une nouvelle fois ? Était-ce pour lui aussi une punition des Dieux ?