Il était étendu les yeux clos. Son bras pendait de sa couche et sa main tenait encore un livre, faiblement, à deux doigts de le lâcher. Ainsi assoupi il rêvait.
Un étroit rayon de lumière éclairait le titre : « Le survenant » .
Son esprit survolait la forêt, plongée dans un épais brouillard qui en absorbait les couleurs. Les érables dont le feu, au couchant, pouvait rivaliser avec celui du soleil formaient là une masse rougeâtre et sombre enveloppée de brume. Aucun oiseau ne chantait, en bas le survenant avançait, s’inclinant parfois pour éviter qu’une branche ne lui fouette le visage, il avançait sans hâte mais avec cette détermination du coureur des bois qui l’aurait distingué d’un simple promeneur, à supposer qu’il y en eût si loin sur la route du nord. Il le suivait, l’observait et planait au dessus de lui. Il connaissait son histoire : le survenant venait de renoncer à l’amour.
De loin il apercevait les îles de Sorel séparant les eaux grises du Saint Laurent. Et au Chenal du Moine Angelina dissimulait son chagrin. Abandonnée à son destin de paysanne, elle espèrerait en silence le retour du survenant disparu sans un mot, ce jour où il avait tué l’amour, à peine né mais déjà trop intense.

Un pas régulier résonnait dans sa tête.

Hissé beaucoup plus haut par un courant tiède et caressant il embrassait l’immensité des forêts et des lacs, maintenant débarrassés de toute trace de brume. D’un regard de côté il découvrit ses grandes ailes déployées. « Je suis encore plus libre que toi survenant, tu marches devant moi et je te précède, je suis toi et je suis un autre, nous sommes de ceux qui rompent les liens, et le monde nous appartient. N’y pense plus, tu ne la reverras jamais ».
Il tournoyait dans les cieux sans détacher son regard de celui qui progressait entre les arbres, tout en bas, minuscule et obstiné, puis il s’abandonna à l’ivresse des hauteurs, à l’ivresse de l’oubli. Le sifflement de l’air dans ses plumes lui susurrait une mélodie légère, un chant de liberté. De temps à autre il volait sur le dos les yeux fermés, ce qu’il ressentait là haut au dessus du monde ne ressemblait-il pas à la paix ? Etait-ce cela ?
Il était ainsi, bercé par les airs et enivré des parfums de la terre, si loin des rues, des villes, des usines et des fracas de la société quand il se sentit environné par les volutes d’une fumée odorante. Il se retourna d’un agile mouvement d’aile. Au pied de la colonne de fumée qui montait lentement à travers les épinettes un groupe d’Atikamekw dressait son bivouac. En automne, pendant ces quelques jours de redoux et avant que les premières attaques de l’hiver ne frangent de blanc la rive des ruisseaux, ils chassent l’orignal.
« Eh ! Survenant ! Je sais maintenant vers où tu diriges tes pas. Dans ton parcours solitaire la rencontre est précieuse. L’accueil sera fraternel car tu ne leur inspires aucune crainte, tu n’as rien à vendre, rien à acheter, rien à conquérir et ton mode de vie est proche du leur. Ce soir à la veillée, à la lumière vacillante du feu, quelque mots et quelques signes suffiront à évoquer tes voyages, mais tu ne diras rien de ton amour. Tu repartiras mais c’est peut-être avec ceux-là que tu finiras tes jours, ils ne t’attacheront pas aux travaux répétitifs de la terre, ils ne te soumettront pas aux traditions rigoristes des colons et ils n’useront pas du subterfuge de l’amour pour aliéner ta liberté ».
Quand un des chasseurs tisonnait les braises, une gerbe d’étincelles tourbillonnait vers les étoiles, comme pour ponctuer le récit du survenant et emporter leurs pensées vers le ciel.
Il était maître des lieux et du temps et il volait. Tantôt avec le survenant, tantôt avec les ancêtres Atikamekw, quand cet immense territoire leur appartenait. Il errait au firmament, parmi les âmes. De ces hauteurs il côtoyait le Grand Esprit et dominait la Terre-Mère, il la voyait comme aucun Atikamekw ne l’avait jamais vue. Il était libre et puissant.
Puis le jour se leva, les ombres au pied des arbres gardaient pour quelques instants encore les mystères et la fraîcheur de la nuit, la cime des épinettes baignait déjà dans une lumière blanche et les chasseurs s’éveillaient dans les vapeurs de l’aube, le coeur rempli d’espoir : ce soir ils auraient une réserve de viande et de peaux.
Il reviendrait vers eux. Il préférait maintenant se griser de vitesse en remontant le cours d’une rivière. Son vol en suivait les sinuosités, sous son ventre le torrent roulait ses eaux claires et turbulentes sur un lit de roches brunes, ses rémiges en frôlaient la surface s’éclaboussant parfois de gouttes lumineuses, irisées par les rayons du matin, et dans ses serres il aurait pu saisir des saumons bondissant au dessus des rapides. Les berges défilaient à l’extrémité de ses ailes et la forêt dressait deux murs végétaux qui contenaient sa folle trajectoire.
Parvenu à la source il s’éleva pour juger de la distance parcourue. Le bivouac était loin, les chasseurs marchaient dans les bois, le survenant tenait son fusil à l’épaule. Soudain son sang se figea, il sentit ses plumes se hérisser et un terrible frisson glacer tout son corps. En bas sur un tertre dépouillé d’arbres, délicatement posé sur un lit de mousse, reposait une silhouette blanche. Il reconnu instantanément la jeune femme, enveloppée d’un voile qui offrait ses courbes plus qu’il ne les dissimulait et elle lui parut plus belle que jamais, il fut assailli d’un désir ardent, troublé par une prégnante angoisse hélas familière. La rivière l’avait conduit au pire des endroits. C’était elle ! Elle dont il avait prêté le visage à Angelina. Elle qu’il avait enfouie au plus profond de sa mémoire pour quelques instants de voltige. Elle qui le regardait fixement. Elle avec ce petit trou rond sur la tempe.
« Adieu survenant ! Veille sur ta liberté! »
Il s’élança vers le soleil pour s’y brûler les yeux. Puis, quand il fut totalement aveuglé il se tourna vers la Terre-Mère, tendit son cou, replia ses ailes et fondit sur elle comme un obus, pour la percuter, s’y fondre et tout effacer.

Les pas s’étaient arrêtés tout près de lui.

Il entendit le bruit de la clé ferrailler dans la serrure et il lâcha le livre qui vint se fermer sur le sol.
« Allez debout ! C’est l’heure d’aller délier tes jambes dans la cour, couvre toi, Paris aujourd’hui est noyé dans le brouillard ». La voix du maton lui parut presqu’irréelle. Tout était gris.

Cette nouvelle a été inspirée par deux livres :
« Le survenant », Germaine Guèvremont, Collec. Biblio Ed. FIDES (Montréal)
« Les neuf consciences du malfini », Patrick Chamoiseau Collec. Folio Ed. Gallimard