Pourquoi je suis comme ça.

En ce temps-là, j’avais un vélo. Et puis un jour mon père, qui travaillait dans un garage, m’a acheté une voiture, une vieille Dauphine noire ; un modèle que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître. Il l’avait payée 250 francs, 292€ en euros actuels.

Dans le même temps, j’avais un bon copain, un de mes voisins, qui roulait en Ferrari. En fait, il empruntait la Ferrari de son père, un nouveau riche qui avait fait fortune dans le BTP. Et nous, pantois et un peu envieux, nous le regardions arriver et pavaner un peu au volant.

Pourtant, avec ma vieille Dauphine noire, et du temps où les autoroutes étaient rares, je suis allé jusqu’en Norvège, puis à Gibraltar, et en Turquie jusqu’à Ankara sur des routes qui n’étaient que des pistes. Et puis finalement jusqu’à cette Pologne qui n’en finissait pas de panser ses plaies sous le joug soviétique.

Durant ces voyages avec mes amis de l’époque, nous avons souvent dormi à la belle étoile et fait des rencontres inoubliables avec toutes sortes d’individus. Certains parfaitement louches, d’autres merveilleux, certains qui ne savaient pas lire, d’autres beaucoup plus cultivés que nous, des gens qui faisaient la route et d’autres installés là depuis des générations.

Mon copain à la Ferrari s’appelait Daniel. Et pendant ce temps-là, Daniel passait ses vacances tous les étés en Dordogne, au bord de la piscine, dans la propriété de ses parents. Il s’ennuyait un peu devant la télé en couleur et cela le rendait mélancolique. Il nous enviait un peu, mais son père ne lui aurait jamais permis de courir comme nous le risque de la découverte, de la fréquentation d’individus dont on ne savait ce qu’ils étaient et qui risquaient d’être mal intentionnés. Et pas question, bien sûr, d’aller jusque là-bas en Ferrari !  Il n’avait jamais rien à raconter à la fin de l’été car il n’avait jamais vécu, jamais planté la tente, jamais dormi à la belle étoile, jamais trempé un orteil ailleurs que dans sa piscine et dans son monde où il restait bien calfeutré. Il restait un garçon sympathique mais un peu terne, qui n’avait rien à dire.

 

Et nous, nos yeux brillaient de toutes nos aventures et de toutes nos rencontres, autant de celles qui nous berceraient toujours et toujours que de celles qui continuaient de nous effrayer car, quelquefois, nous avions failli y laisser la peau…

Nous n’hésitions jamais à nous arrêter pour prendre un auto-stoppeur, plusieurs auto-stoppeurs même qui, après avoir tendu le pouce au soleil pendant des heures, ne sentaient pas toujours très bon. Pourtant, certains sont restés nos amis pendant des années, et d’autres ont même connu les fils de nos fils.

Alors, je me dis que nous avons bien eu raison de “mojarse el culo“, comme disent nos amis espagnols, d’avoir eu l’envie et l’impatience de prendre le risque et de se frotter à ce qui n’était pas nous, qui ne vivait ni ne pensait comme nous. Des richesses, des trésors qui me constituent encore et qui m’habiteront jusqu’à la fin. C’est pourquoi je ne m’ennuie généralement avec personne, sauf avec les donneurs de leçon, et que je trouve presque en chacun une pépite qui mérite de briller, de briller encore plus que la belle Ferrari rouge de mon ami Daniel.

En faisant le compte cumulé, j’ai calculé que j’avais passé trois ans sous la tente et à peu près cinq ou six jours dans un 4 ou 5 étoiles. Les 4 et 5 étoiles me rendent neurasthénique, le camping me vivifie ! La promiscuité n’y est pas la même et les gens n’y sont pas moins intéressants, bien au contraire pour moi. C’est la vraie vie et pas les faux semblants de ceux qui doivent tenir leur rang.

J’ai oublié de vous dire : en ce temps-là, j’avais un autre ami dont le père était négociant en vin. Et de plus, aux Chartrons, à Bordeaux ! Il habitait un immeuble luxueux au centre-ville, près de la cathédrale. Cet ami était étudiant dans la même école que moi, il s’appelait Xavier et avait un nom anglais. Je suis allé souvent étudier avec lui dans ce somptueux appartement aux larges baies, aux pièces immenses et aux meubles surchargés de bibelots précieux. Il souriait devant ma Dauphine noire car, chez lui, il y avait plusieurs voitures flambant neuves, dont une magnifique Alfa-Roméo qui passait presque toute l’année sur cale et qu’on ne sortait que pour les grandes occasions !

Xavier était un garçon très agréable et enjoué, mais pas davantage que tous mes autres amis qui, pour la plupart, vivaient dans des HML au sein de familles nombreuses, et certains dans de misérables bicoques. J’appréciais, et je goûtais beaucoup toutes ces différences. Je ne me sentais pas exclu même lorsque je me rendais dans cette école plutôt prestigieuse en vélo ou avec ma vieille Dauphine noire qui avait parcouru toute l’Europe, alors que tous mes collègues arboraient d’élégantes voitures neuves. Mais le soir ou le week-end, j’aimais retrouver tous les gars de mon quartier, souvent des mécanos, des tourneurs-fraiseurs, des serruriers, mais aussi de futurs instituteurs ou médecins, de prochains ingénieurs agronomes, avec leurs mobylettes bleues, leurs solex, leurs blagues salaces à deux balles, leurs imitations de Ray-ban, leur peigne dans la poche arrière ou leur rouge à lèvres un peu débordant et leur mini-jupes pas trop convenables.

Toutes les étoiles ne sont pas les mêmes dans le ciel, elles n’éclairent pas de la même façon, ne se déplacent pas à la même vitesse. Il faut pourtant toutes les regarder et toutes les aimer.

À propos, la Dauphine noire, après trois années de périple, mon père l’a revendue 500 francs. Une culbute financière, avec tellement, tellement, tellement d’autres choses que j’ai gardées pour toujours. Daniel, lui, a acheté la Lancia décapotable.