«  La parole est d’argent mais le silence est d’or. » Je devais avoir 13 ou 14 ans en 1957  lorsque cette histoire s’est déroulée. Nous étions encore loin de l’époque de la télévision et les distractions étaient rares. Les bons vieux cinémas de quartiers de Bordeaux étaient nombreux et nous offraient leurs rêves. Nous y allions en famille et nous prenions le tramway pour voir des films sentimentaux, historiques ou encore des  films d’avant-guerre en noir et blanc.   Puis la situation  économique de la France s’améliorant, mon grand-père avait pu passer de la mobylette à la voiture et s’était offert une Aronde. Je la revois comm e si c’était hier, cette voiture verte avec ses formes arrondies. Plus besoin de tramway et de se préoccuperdes horaires, la liberté d’aller et venir s’offrait à nous. Et d’aller au cinéma, bien plus loin.   Ce soir-là,  la famille fut de sortie pour aller voir un film quelconque dont  le titre a disparu de ma mémoire, au  cinéma Saint Genès, barrière Saint- Genès, quartier de Bordeaux.  C’était forcément un mercredi soir car le lendemain  il n’y avait pas classe. La séance  terminée, la nuit était tombée.  Nous rejoignions la voiture, lorsque mon attention fut attirée par un objet sombre  sur le trottoir. Je me baissais pour mieux voir ce que ce pouvait être. A peine croyable,  c’était un porte-monnaie  vert à  fermoir et assez rebondi, perdu par son propriétaire.  Je le ramassais, il était lourd et plein de pièces  comme je le percevais au contact du cuir de la bourse. Précieusement .j’ emportais ma trouvaille. Le lendemain, au jour, je montrais le porte-monnaie à ma famille et nous examinâmes son contenu : beaucoup de pièces, de valeurs diverses, des billets pliés et une pièce d’identité. C’était beaucoup d’argent, un trésor en tout cas pour moi. Que faire ? J’optais pour le plus simple puisque l’objet appartenait à une personne. Je devrais dire une propriétaire, la carte d’identité ne me laissait aucun doute. Il y  avait un nom, une adresse à Bègles. Ma décision était prise, j’allais restituer ce porte-monnaie à sa légitime propriétaire. Et obtenir qui sait, une récompense? On est honnête à 14 ans….   Méthodiquement, je cherchais  sur le plan de Bordeaux et de ses banlieues, cette commune de Bègles dont je ne connaissais que le nom. Je trouvais le nom de la rue, elle était par chance sur le plan. Je traçais mon itinéraire et j’allais pouvoir restituer ce porte-monnaie.Je partis donc le samedi après-midi suivant, sur mon vélo en quête de la  rue. Au bout de quelques kilomètres, je trouvais enfin celle-ci, et la maison dont j’avais le numéro. Pas de doute, c’était bien là. Il y avait le même nom sur la boîte aux  lettres que sur celui sur la carte d’identité.. Un muret surmonté d’une grille et une porte avec la sonnette  à clochette comme on les trouvait souvent à Bordeaux, donnant sur la petite cour devant la maison. Je tirais sur la poignée de la petite clochette qui tinta  joyeusement. » Bon signe pour ma récompense », pensais-je.  Un homme sortit assez bougon. Il se dirigea  vers moi et me demanda :

  • « Qu’est-ce que c’est ? »

Je répondis :

  • «  Je viens rapporter le porte-monnaie que votre femme a perdu. »
  • « Ah ! Lucette, y a un gamin qui dit qu’il a trouvé ton porte-monnaie. »

  Quelques instants se passèrent. J’entendis soudain une voix de femme derrière le rideau de porte en perles de bois :

  • « Non, non, je n’ai rien perdu, j’ai mon porte-monnaie. »

  J’insistais mais sans montrer  ma trouvaille. Le bonhomme me dit :

  • «  N’insistez  pas puisque ma femme vous dit qu’elle a rien perdu ! »

Il repartit en maugréant  vers  la porte d’entrée me laissant   interloqué.   Je n’y comprenais rien. C’était bien la bonne adresse, le même nom, je ne pouvais m’être trompé. Bizarre, cette femme qui ne tient pas à  récupérer ce qu’elle a perdu. Je repris le chemin  de  ma maison en me disant que je n’avais pas eu la récompense attendue. Finalement, je ne comprenais vraiment  pas pourquoi la personne n’avait pas voulu de son porte-monnaie. Je décidais  donc de le garder.Et ce petit pactole me fut bien utile, je pus m’offrir  enfin le petit moteur à explosion de modèle réduit dont je rêvais depuis quelques mois, Mes économies étaient alors bien minces.   Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai fini par comprendre la raison de la dénégation de cette femme. Je devrais plutôt dire la raison probable.   « La parole est d’argent, le silence est  d’or » comme le dit le proverbe.   Elle a préféré garder le silence, n’avait pas  à se justifier de l’endroit de la perte et éviter une « fête » conjugale……et moi j’ai eu l’argent.